Enfant, Marie Amiguet grandit quelques années au Cambodge et au Sénégal. Adulte, elle réalise de longs voyages en Afrique de l’ouest, aux Antilles et en Amérique centrale. Ces découvertes façonneront une relation au monde où l’observation et l’attention à la Vie tiendront le premier rôle.
Diplômée d’un Master Technique du documentaire animalier à 29 ans, elle accompagne Jean-Michel Bertrand comme directrice de la photographie pour le tournage de ses deux films, La Vallée des loups et Marche avec les loups. Elle poursuit ce dialogue avec le vivant en réalisant plusieurs documentaires : Avec les loups (2016), Au Retour des loups (2019) et Les Ailes du Maquis (2017, France 3) avec Tanguy Stoecklé sur les chauves-souris vivant en Corse.
En 2022, La Panthère des neiges obtient le César du meilleur film documentaire, film qu’elle co-réalise avec le photographe, producteur et réalisateur animalier Vincent Munier qui part à la recherche de l’animal mythique dans les montagnes du Tibet avec l’écrivain Sylvain Tesson.
Quelle sensation vous inspire le monde d’aujourd’hui ?
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu le sentiment d’être différente, décalée, la sensation de ne pas être née dans le bon monde, à la bonne époque, un sentiment d’incompatibilité entre mes valeurs et les attentes de la société, les besoins qu’elle crée.
La violence, la haine, les inégalités m’ont toujours déstabilisée et choquée. J’ai appris à grandir avec cela, en me forgeant une carapace. Et pourtant je reste une putain d’idéaliste et d’optimiste ! J’ai foi en l’être humain ! Même si je constate chaque jour que l’humain n’est pas simple et même s’il est peut-être trop tard. Surtout s’il est trop tard !
Très tôt, j’ai eu ce fantasme de partir vivre en forêt, dans une cabane, de me marginaliser. Une sorte de fuite salvatrice où l’on me fiche la paix… Une vie comme je l’entends avec des œillères pour ne pas voir ce qui me fait mal… Cela me revient régulièrement.
Je sais au fond de moi ce qu’il faudrait faire pour vivre en harmonie avec mes convictions et mes valeurs… Or, c’est tellement antinomique avec la société dans laquelle nous vivons que cela en est violent au quotidien. Une réelle violence… Pourtant des gens nous montrent d’autres voies. Je veux me concentrer sur ces solutions là.
La crise écologique que nous traversons nous concerne tous même si beaucoup détournent encore le regard. C’est effrayant car les chocs vont nous mettre à rude épreuve mais ils sont certainement le seul moyen de prendre conscience de notre interdépendance aux écosystèmes, aux ressources, aux autres Vivants.
Comme lorsqu’on est à deux doigts de mourir, on se souvient que l’essentiel, le « plus important que tout » est d’Aimer. Aimer la vie, s’aimer, aimer les gens, aimer à en crever.
Le changement ne passera-t-il que par des chocs violents ?
L’Histoire nous montre la plupart du temps que seuls les chocs nous forcent à faire autrement… Parfois trop tard comme le décrit Jared Diamond dans Effondrement1. La pandémie de COVID-19 a été à l’origine de prises de conscience inédites, sur l’autonomie alimentaire, sur la fragilité de notre écosystème humain si complexe…
Nous n’avons plus le choix, nous devons agir pour créer le monde dans lequel nous voulons vivre. Faire cela, c’est tout simplement se respecter. Respecter ce que nous sommes.
Il existe d’ailleurs toute une société souterraine qui bouillonne et qui œuvre à transformer la société en profondeur chez nous en France et ailleurs dans le monde. Des milliers de gens risquent leur vie tous les jours pour éveiller nos consciences.
Quand je vois qu’aujourd’hui nous avançons sur le droit des animaux, bientôt sur celui du monde végétal je l’espère, je me dis qu’il ne faut pas se résigner.
1. Dans Effondrement, essai paru en 2005, le géographe Jared Diamond s’attache à montrer comment les sociétés survivent ou au contraire disparaissent au fil des siècles. L’ouvrage est devenu un classique souvent convoqué pour mieux comprendre les chocs qui peuvent mettre en danger la pérennité d’une civilisation. L’auteur revient ainsi sur des disparitions civilisationnelles comme celles de l’île de Pâques, des Incas ou des colonies vikings du Groenland. (Retour au texte ↺)
Sauriez-vous dire ce qui a forgé votre sensibilité au monde ?
Je ne sais pas vraiment mais je suis une empathique de nature. Je me mets toujours à la place des autres, humains, animaux et plantes. Je ressens l’inconfort, le mal-être, la souffrance des autres vivants à chaque instant de ma vie.
C’est parfois épuisant. J’ai tendance à vouloir sauver tout le monde. Rien ne me fait plus mal que le sentiment d’injustice quand je le vois à l’œuvre.
À l’âge de 9 ans, vos parents s’installent au Cambodge. Comment cette confrontation à une autre réalité vous a-t-elle forgée ?
J’ai été marquée au fer rouge. J’ai fait mon entrée en 6ème en France et j’ai fini l’année à Phnom Penh dans une école française. C’était une toute autre mentalité, nous étions seulement 13 élèves dans la classe, de nationalités toutes différentes. Des professeurs qui étaient comme des confidents, qui nous soutenaient. Je repense souvent à eux.
Vivre au Cambodge m’a ouvert les yeux. J’ai vu des enfants de mon âge se battre pour garder notre voiture quand nous allions au marché en famille, pour gagner quelques riels et survivre dans la rue.
Grâce à notre prof de sport – M. Drogue ! – nous avions créé une association pour aller à la rencontre des associations d’aide aux enfants défavorisés de Phnom Penh. Nous avons rencontré ces mômes qui vivent sur les décharges, ceux de la rue qui sniffent de la colle, ceux handicapés qui ont sauté sur des mines, les orphelins, ceux victimes du tourisme sexuel…
Cela a décuplé mon sentiment d’injustice. Je me souviens d’une question qui me hantait : pourquoi les adultes laissent faire ça ? Et pourquoi ceux qui sont au pouvoir ne font rien ? Je me suis d’ailleurs détournée très tôt de la politique comprenant qu’il y avait dans ces sphères des priorités qui allaient contre la vie et la justice. Et ce sentiment n’a cessé de grandir au fil des ans.
Comment avez-vous affronté ces questionnements ?
J’ai réalisé de grands voyages qui m’ont inculqué une forme de sérénité. J’ai arrêté mes études de biologie après la licence et je suis partie. En Afrique, avec des amis pendant 4 mois, puis une traversée transatlantique en voilier jusqu’aux Antilles ou encore en Amérique centrale.
En choisissant le temps long et avec très peu de moyens, j’ai découvert les vraies richesses de la vie : l’amitié, la beauté, la liberté, les rencontres. J’ai aussi compris que je pouvais être heureuse avec peu de choses. J’ai appris que je pouvais faire ma vie partout tant qu’un ciel étoilé pouvait abriter mes nuits. Cela m’a beaucoup apaisée.
Toutes ces histoires de « faire carrière, emprunter pour acheter une maison, penser à la retraite… » m’étaient totalement étrangères et antinomiques avec ce qui m’était donné de plus cher : la liberté.
J’avance à l’instinct, je n’ai pour moteur que mes valeurs et mes convictions. C’est souvent effrayant et vertigineux. Je perds parfois confiance mais la vie m’envoie toujours des signes pour continuer d’avancer.
Une fois lancée sur la piste du documentaire animalier, tout se met à rouler comme sur des rails. J’apprends à réaliser des documentaires. Cela me plaît et m’amène la créativité qui manquait à mes études. Timide maladive, j’ai enfin un prétexte pour aller à la rencontre de gens passionnants et militants : ma caméra et mon amour des gens.
Je suis intimement convaincue que ce qui fait réellement du bien à l’être humain, ce sont les choses immatérielles : le vivant autour de nous, l’attention aux autres, la poésie, les enfants. Je crois que ce sont ces choses qui expliquent le succès de La Panthère des neiges car elles nous touchent tous au plus profond de nous-mêmes.
Je me souviendrais toujours : lors d’une avant-première au cinéma Louxor à Paris, une femme a pris la parole après le film. Elle était en larmes, elle venait de subir un choc devant la beauté des paysages, l’harmonie du sauvage. En pleurant, elle expliqua à toute la salle qu’en rentrant le soir chez elle à Barbès, il ne lui resterait qu’une chose à faire : se pendre…
Tant de gens sont prisonniers de l’absurdité du système imposé par la société, plus ou moins consciemment. Ils passent leur vie enfermés dans des mirages, coupés de l’essentiel, coupés d’eux-mêmes.
Habitué des hauts plateaux du Tibet, le photographe animalier Vincent Munier pratique l’observation des animaux grâce à l’art de l’affût. Il se poste à un endroit et guette pendant de longues heures.
Dans le film La Panthère des neiges, il part avec l’écrivain Sylvain Tesson pour tenter d’apercevoir cet animal très rare. Ce dernier racontera également son expérience dans un récit qui obtiendra le Prix Renaudot.
Derrière la caméra, Marie Amiguet filme les deux aventuriers qui élaborent peu à peu une réflexion profonde sur la place de l’être humain dans le monde.
Véritable ôde à la patience et à la beauté, les images racontent les liens ancestraux avec tout ce qui nous entoure et la possibilité d’une cohabitation pacifique avec le vivant.
C’est également une manière de renouer avec notre essence comme l’affirme Vincent Munier : “Dans la nature, t’es face à toi-même. Tu ne peux pas tricher.”
Faut-il réaliser, comme le dit Aurélien Barrau, une révolution poétique ?
Je trouve son propos d’une lucidité folle. Dès le plus jeune âge, nous devrions recevoir une éducation au sensible, à la poésie, aux arts, aux liens que nous pouvons entretenir avec le vivant.
Apprendre des comportements simples mais qui changeraient radicalement notre façon d’être au monde : ne pas marcher sur les insectes, ne pas tuer l’araignée même si on en a peur, apprendre le plus tôt possible que nous co-habitons et que nous avons besoin les uns des autres pour nous révéler.
Diriez-vous que vous cherchez à retrouver la part sauvage de l’humanité ?
Déjà, je ne sépare pas les animaux et les êtres humains. Nous sommes des animaux, pas comme les autres… mais des animaux ! Acceptons notre part d’animalité, comme nos parts de féminin et de masculin… Reconnaître cela ne nous empêchera pas d’être Humain !
Ni de philosopher comme Baptiste Morizot, Vinciane Despret ou Christian Bobin, en écrivant des textes magnifiques. Ensuite bien sûr, je me questionne sur le dessein de l’humanité.
Lorsqu’on observe les animaux, qu’on étudie la science de l’évolution, on constate que cela fait 200 000 ans que les loups sont des loups, les requins des requins, sans évolution majeure de leurs comportements sur des échelles de temps bien plus grandes que notre présence en tant qu’Homo Sapiens sur Terre…
Cela me fait penser à un livre qui a changé ma vision du monde, Le cinquième rêve de Patrice Van Eersel. Le titre renvoie à une légende amérindienne qui tisse une filiation entre tous les éléments qui composent la Terre. Dans ce récit, l’Homme est le cinquième et dernier rêve…
L’être humain continue de vivre des transformations comportementales, des prises de consciences importantes. J’aime l’idée que le poème humain n’est pas achevé, que notre histoire s’écrit encore. Cela pousse à plus d’indulgence et motive à ne pas voir les choses comme étant figées.
Dans Le cinquième rêve, récit entre science et spiritualité, Patrice Van Eersel s’intéresse à notre lien avec les dauphins. Il part à la rencontre de chercheurs mais également de musiciens qui jouent avec des orques sauvages pour comprendre notre relation aux cétacés. Son récit met en lumière le grand maillage qui selon lui nous lie à tous les éléments qui composent la Terre.
Il évoque alors une légende amérindienne : “Et ici, je vous dis : Faites très attention ! Car, voyez-vous, dans la moindre couleur, toute la lumière est enfouie. Dans tout caillou du bord du chemin, il y a un cristal qui dort. Dans le plus petit brin d’herbe, sommeille un baobab. Et dans tout ver de terre, se cache une baleine.”
Marie Amiguet comme Patrice Van Eersel font la démonstration que nous ne sommes pas seuls dans ce monde. Nous ne devons donc pas gagner contre la nature pour survivre… mais reprendre notre juste place parmi l’ensemble du règne vivant.
Pourrions-nous imaginer que la prochaine étape de cette évolution – de ce poème – soit l’hybridation avec les machines et les technologies ?
Franchement je ne vois pas cela comme une évolution. Technologique certes mais spirituelle, je ne crois pas. Tant que l’humain n’est pas capable d’assurer les besoins primaires de sa population, de préserver la paix et l’habitabilité sur Terre, je ne vois pas ce qu’il irait faire de plus évolué dans l’espace.
Mais, en toute sincérité, je ne suis sûre de rien. Quand je vois à quelle vitesse se développe la conquête spatiale et les développements technologiques, je me remets en question en me demandant si je ne suis pas déjà trop vieux jeu et dépassée.
Le courant de vie qui pousse l’humain à devenir extra-terrestre est-il souhaitable ? Seuls les humains du futur nous le diront. Néanmoins, quand je vois que ce sont des personnes ultra-riches et médiatisées qui s’emparent de ces sujets, je préfère retourner à mes observations terrestres. Nous avons tout sur Terre et nous vivons comme des aveugles. Voilà la triste réalité que je perçois.
Pour vous, quelle image de l’espèce humaine cela forge-t-il ?
Je n’aime plus parler de l’espèce humaine en général. Généraliser, c’est s’enfermer dans une case. Il n’y a pas UNE humanité, il y a DES humanités.
C’est comme les loups. Certains affirment qu’ils sont comme ceci ou comme cela. Or, ils sont avant tout des individus, avec une histoire, un passé, des expériences de vie. Chaque loup est différent. Certains sont doux, d’autres teigneux, certains sont timides, d’autres dominants.
Nous ressemblons beaucoup aux loups. Dans une meute ou une portée de louveteaux, il y a toujours un loup oméga, qui est en quelque sorte le bouc émissaire. Il absorbe les tensions du groupe, toujours la queue entre les jambes, en position de soumission.
Les questions que je me pose sont donc nombreuses : devons-nous fonctionner comme les loups et toujours désigner des boucs émissaires ? Cela est-il inhérent à notre animalité ? Quelles seraient les alternatives possibles ?
J’ai foi en Nous, même si je sais qu’il est plus facile de souhaiter que l’humanité disparaisse que de croire en elle. Depuis un grave accident cérébral où j’ai traversé ce qu’on appelle une Expérience de Mort Imminente, j’ai pris conscience qu’il fallait passer son temps et son énergie à célébrer les qualités de l’être-humain plutôt que ses défauts.
L’amour, l’empathie, la solidarité, l’ingéniosité au service du Vivant. Car si nous savons détruire, nous pouvons aussi réparer. J’ai décidé de me concentrer sur les actions qui dessinent le monde dans lequel j’ai envie de vivre. Cela finit par prendre, petit-à-petit, la place du désespoir qui lui ne m’a toujours amené que révolte, déprime et paralysie.
À la suite de Bruno Latour, diriez-vous que la véritable question du sens ne serait pas “qui suis-je ?” mais “où suis-je ?”
La question du territoire me paraît en effet créatrice de sens. Je crois qu’il faut prendre soin du lieu où nous vivons, même si celui-ci est temporaire. Si la vie s’arrêtait demain, j’aimerais me dire que j’ai pris soin de mon petit bout de terre et des vivants qui s’y abritent, que je l’ai respecté et aimé.
La vraie question existentielle pourrait être : quelle terre m’a vu naître ? Quelle rivière ? Quelle forêt, quelle montagne ? C’est parce que nous ne savons plus d’où nous venons qu’il est si difficile de trouver du sens dans nos vies.
Cette argumentation est-elle toujours valable quand nous savons que la majorité de la population naît dans les villes ?
Cette question des déracinés de la Terre me préoccupe beaucoup. Je crois que le lien à la terre, au vivant est essentiel… Je ne vois pas comment nous pouvons évoluer positivement si nous sommes coupés de nos liens ancestraux aux choses du Vivant.
On le voit, les gens souffrent, stressent, craquent. Que devient l’humain quand le silence, la beauté, la sérénité disparaissent autour d’eux ? Ils pleurent de détresse comme cette femme au cinéma du Louxor.
J’ai été particulièrement touchée, ces dernières années, par des documentaires montrant le travail d’associations qui emmènent des personnes en situation de détresse en montagne, ce sont des jeunes de cités, des détenus de prisons – comme Vertiges, un pas vers la liberté –, des gens qui vivent dans la rue, des victimes de la drogue.
Je suis toujours frappée quand la beauté d’un paysage, d’un lever de soleil les émeut à tel point que leurs masques tombent. Qu’ils se laissent aller à de vraies émotions et de grandes prises de conscience.
Quelque chose d’essentiel se joue chez l’être humain dans sa perception de la beauté, de l’inutile, de ce qui est donné gratuitement et qui nous dépasse tous. Cet indescriptible qui fait trembler nos cellules et réveille l’amour qui sommeille en nous.
Cette idée de déracinement me fait penser au concept de shifting baseline.
Oui, c’est vertigineux… Il va falloir continuer de raconter le monde et nos liens à celui-ci, passés comme présents.
Le concept de shifting baseline est le syndrome du changement de référence qui dit que chaque génération prend comme point de référence pour un écosystème donné celui qu’il a connu depuis sa naissance.
Autrement dit, un enfant qui ferait une randonnée dans les Alpes ne serait pas surpris de ne plus voir de sommets enneigés. De la même façon, la vue de cours d’eau asséchés ou de montagnes de déchets plastiques dans la mer ne les choquerait pas.
Souvent, les documentaires, films ou livres mettent en lumière des animaux ou des végétaux rares, mythiques. N’est-il pas dangereux de donner à voir de tels mythes pour créer cet enracinement à la nature ?
Les grands mythes, souvent dans des ailleurs lointains, peuvent nous détourner de la banalité du quotidien qui est pourtant tout aussi merveilleuse. Il faut en effet réveiller la banalité du quotidien.
C’est parce que nous créons des mythes et des fantasmes que nous finissons par trouver le reste fade. Il faut par exemple lire la revue La Hulotte2 qui écrit des récits extraordinaires sur le lierre, le lichen ou des insectes qui peuplent nos jardins.
Quand je dois passer du temps à Paris, pour survivre, je tourne mon regard vers ces choses que beaucoup ne voient pas ou méprisent : les arbres, les moineaux, les pigeons, les petites fleurs qui percent le macadam.
Chaque détail est un monde en soi, une encyclopédie à découvrir. Il faut rester fier de tout ce qui est autour de nous, y compris de ce qui est partiellement détruit. Creusons des marres, installons des nichoirs, restaurons la beauté et battons-nous pour tout ce qui reste.
2. Fondée en 1972 par Pierre Déom, la revue La Hulotte raconte la vie des animaux sauvages, des arbres et des fleurs d’Europe. Extrêmement rigoureuse sur le plan scientifique, les articles ne manquent pas d’humour et sont magnifiquement illustrés par des dessins naturalistes. (Retour au texte ↺)
Cet émerveillement du quotidien fait écho à la pensée du sinologue et philosophe François Jullien notamment dans son ouvrage L’Inouï. Ou l’autre nom de ce si lassant réel. Le point de départ de sa réflexion consiste à montrer comment l’habitude des choses et la vie quotidienne tendent à faire disparaître tous les individus et phénomènes qui s’y produisent. Nous ne les remarquons plus et nous sommes incapables d’y voir de l’extraordinaire.
Pour l’auteur, retrouver de l’inouï dans l’ordinaire ne consiste pas à fuir dans des interprétations intellectuelles et métaphysiques mais, au contraire, à reconnaître notre immanence au monde. C’est ce qu’il appelle “le grand retournement”, chercher la puissance infinie de la beauté ici-bas, dans tout ce qui nous entoure. François Jullien montre alors que nous devons nous laisser déborder par le réel – le silence, l’observation et l’attente peuvent grandement y aider – afin de vivre une expérience inédite et loin du banal.
Et c’est ainsi que chacun d’entre nous, qu’importe où il habite, est capable de créer sa propre mythologie.
Oui, c’est la clé, le point de départ d’une merveilleuse relation au monde ! Les gens qui m’ont le plus marquée lors de mes voyages étaient souvent ceux qui n’avaient jamais bougé de leur village. Mais qui, grâce à l’amour et la curiosité, se sont créés un univers qui attire à eux tout ce qui leur manque. J’ai pris conscience à leur contact que j’étais une enfant gâtée qui passait à côté de l’essentiel.
Dans un entretien réalisé avec la plasticienne Tiphaine Calmettes, elle raconte qu’elle n’avait rien ressenti en allant en Mongolie. Développer son attention aux choses est-il un véritable travail ?
Un travail de tous les jours. Et puis chacun a ses coups de cœur que d’autres n’ont pas. C’est quelque chose de mystérieux et d’interne, peut-être d’ordre énergétique. Nos liens avec la nature et les autres êtres-vivants n’émanent pas toujours d’un coup de foudre, du syndrôme de Stendhal où nous serions saisis par la beauté du monde en permanence.
Parfois un paysage est tellement extraordinaire qu’il parvient à nous extraire de notre mental sans que nous ayons à faire d’effort. Je pense que c’est pour cela que les destinations lointaines nous plaisent tant, nous n’avons pas à faire d’effort, nous sommes saisis.
Ce que j’ai appris, c’est que pour s’émerveiller de la banalité, il faut être en paix avec soi-même, mettre en sourdine les pensées parasites, laisser faire nos sens et s’ouvrir au monde. Facile à dire…
À posteriori, j’ai pris conscience de la déconnexion dans laquelle une grande partie de l’humanité vit, à cause du modèle capitaliste qui nous renferme sur les biens matériels plutôt que sur les richesses immatérielles.
Baptiste Morizot montre bien que la disparition des espèces animales se fait silencieusement car nous ne savons même plus ce que nous perdons. Quand une forêt brûle, nous ne devrions pas simplement voir un feu dévastateur mais la perte d’un écosystème entier, peuplé de vies, de congénères.
Nous avons beaucoup de mal à prendre conscience de l’immensité des pertes en cours. C’est pourquoi le travail pour réellement (re)prendre conscience de notre lien indéfectible avec notre milieu est immense.
Pensez-vous que de plus en plus d’activistes et de militants iront jusqu’à sacrifier leur vie pour défendre notre survie ?
Des milliers de personnes sont déjà mortes en se battant pour notre poésie commune : les océans, les forêts, les peuples autochtones, les éléphants !
Même chez nous en France, des citoyens risquent leur santé, leur liberté et leur vie. Notre Dame des Landes, Bure et le projet d’enfouissement des déchets nucléaires…
Rémi Fraisse est mort d’une grenade offensive alors qu’il s’opposait à la construction du barrage de Sivens dans le Tarn ! Ce nombre augmentera car les combats se multiplient et s’intensifient partout sur Terre.
“Je pense donc nous sommes” est ma nouvelle devise. Un seul de mes actes destructeurs, même minime, c’est potentiellement celui de toute l’humanité. Moi, c’est tous les autres. Je suis tous les autres !
Comment vous projetez-vous dans les années à venir ?
Il y a un côté très néfaste à toujours être dans l’anticipation des choses. Le présent n’existe plus dans nos vies. Quand j’étais petite, je faisais beaucoup de cauchemars où je marchais au milieu des ruines. Et je pense que je vais vivre cela.
J’ai parfois hâte que les catastrophes arrivent pour que cela change vite… Si nous vivions au Pakistan, nous serions déjà au cœur du chaos et, comme eux, nous aurions peur ! Nous vivons encore dans le luxe d’une certaine insouciance et nous ne nous en rendons même pas compte.
Tout n’est pas perdu pour autant. Les plans de renforcement des populations animales mis en place fonctionnent. Du temps de nos grands-parents ou de nos parents, les populations de loups, de lynx, d’aigles, de vautours, de faucons pèlerins, de castors ou de loutres étaient en grand danger d’extinction.
Aujourd’hui, nous avons réussi à leur refaire de la place. Quand nous réglementons et agissons, cela est possible ! Mais bien sûr, encore faut-il que les écosystèmes restent accueillants…
Le Grand Tétras, un gallinacé qui vit dans les Vosges dont il reste peut-être 10 représentants, risque fort de disparaître car, même si des projets de réintroduction sont prévus avec des individus venus de Norvège, le réchauffement climatique rapide ne leur permettra pas de s’adapter et continuer à vivre dans nos régions.
Souhaitez-vous avoir des enfants ?
J’ai changé d’avis sur cette question car pendant longtemps je n’en voulais pas, principalement pour des raisons écologiques.
Mais mon grave accident m’a fait voir la vie différemment et considérer la mort comme un passage, un cycle naturel et non plus comme une fin dramatique.
Aujourd’hui j’ai envie de mettre de la vie dans la vie. Les enfants et les animaux nous rappellent à cette source d’émerveillement sans fin, qualité indispensable à la préservation de la Vie.