Tiphaine Calmettes est une artiste contemporaine dont les sculptures et installations interrogent nos modes d’existence et de coexistence. Ses œuvres font ainsi émerger de nouvelles relations au monde et à tout ce qui nous entoure, êtres vivants comme non-vivants. Bien au-delà de la création de nouveaux récits pour bifurquer, elle offre la possibilité de vivre d’autres façons d’être au monde, de véritables expériences transformatrices et performatives.
Nourrie de nombreux travaux d’anthropologie, de géologie, de botanique ou de philosophie, elle réinvente des pratiques, des gestes et des paroles pour penser, ressentir et agir autrement. En 2020, Tiphaine Calmettes a été récompensée par le prix Aware de l’artiste émergente, un prix spécialement dédié aux jeunes artistes femmes.
Quelle sensation vous inspire le monde d’aujourd’hui ?
Si je regarde les faits et seulement les faits, je suis évidemment très inquiète. Quand je vois la Coupe du Monde de football au Qatar, l’attribution des prochains Jeux Olympiques d’hiver asiatiques à l’Arabie Saoudite, des projets gigantesques concernant l’exploitation d’énergies fossiles… je ressens une forme de découragement terrible.
Néanmoins, je développe aujourd’hui une approche introspective et intérieure qui me mène à comprendre la nature humaine avec toujours plus de finesse. Ce chemin se révèle enthousiasmant car il permet d’ouvrir de nombreuses possibilités sur nos façons d’être au monde et d’espérer sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes actuellement.
En quoi la compréhension de la nature humaine et nos façons d’être au monde permettraient-elles de bifurquer ?
Déjà, rappelons que si nous habitons tous sur la même planète, nous ne jouons pas tous au même jeu car nous n’adhérons pas au même récit. Il existe des façons d’être au monde qui détruisent davantage la planète que d’autres…
Pourtant, considérant qu’il n’existe pas de vérités absolues sur les sujets qui façonnent notre avenir, je demeure mal à l’aise quant à l’idée de devoir convaincre ceux qui ne pensent pas comme moi, en particulier ceux qui à mes yeux nous mènent droit dans le mur.
À chaque fois que j’ai vécu une expérience de vie où j’étais alignée avec mes convictions, je me suis heurtée à la difficulté, voire l’impossibilité, de sa transmission. Si je tente de partager rationnellement mes idées sur la sobriété ou la solidarité, cela renvoie immédiatement l’image à mon interlocuteur qu’il ne fait pas assez voire rien de ce que je considère comme nécessaire, ce qui est évidemment très violent.
Argumenter est un acte violent. Vouloir convaincre peut mener au rejet. Au quotidien, nous le constatons également quand nous échangeons en famille ou avec des proches. Parvenez-vous souvent à les faire changer d’avis à l’aide d’arguments et de démonstrations ?
Ainsi, je ne crois pas qu’il soit possible d’empêcher les joueurs invétérés du capitalisme thermo-industriel… D’autant qu’ils ont l’air de s’amuser comme des fous ! L’erreur est de croire qu’il y aurait une seule vérité et qu’une fois trouvée, il faudrait la partager comme la bonne parole. Le vrai en soi, selon moi, n’existe pas.
Pour répondre à votre question, je ne crois donc pas que la déconstruction doit être morale ou idéologique mais plutôt venir du vécu, de l’expérience de nos vies, quelque part du désir d’une vie heureuse pour soi. Le défi consiste alors à se détacher d’un héritage culturel et d’habitudes que nous n’interrogeons plus alors même qu’elles émanent du récit dominant.
Si chacun se posait réellement les trois questions suivantes : « Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux ? Et dans quel monde je veux vivre ? », je crois déjà que nous serions sur un chemin plus vertueux.
Or, j’envisage mon travail comme le moyen de faire l’expérience de mondes différents. Je ne crois pas du tout à un art déclaratif ou militant. Je ne veux même plus inventer de nouveaux récits et raconter d’autres scénarios sur l’avenir.
Je souhaite que mon art soit une expérience effective, qui agit vraiment sur celui qui la vit. L’idéal serait de pouvoir ressentir ces autres mondes possibles et ensuite, si des choix devaient être réalisés, de les faire en cohérence avec ce qui a été vécu et qui nous a transformé de l’intérieur.
En 2022, Tiphaine Calmettes crée l’œuvre Soupe Primordiale, expression qui renvoie à une théorie scientifique selon laquelle la vie sur Terre serait le résultat d’une génération spontanée issue d’un milieu suffisamment aqueux et tiède pour faire éclore du vivant.
Au travers de grandes sculptures, il est possible de s’asseoir et goûter une larme de kombucha, de boire une tisane de fleurs gardée au chaud dans le ventre d’une gargouille, de se servir un bouillon au creux de croûtes de pain… En vivant ces expériences qui mobilisent tous nos sens, l’artiste invite à passer à l’action.
D’autres installations comme La terre embrasse le sol ou Dans la basse lueur humide font participer les spectateurs pour mettre en risque leurs savoirs, leurs croyances et leurs habitudes face au monde.
Pourquoi dites-vous ne plus chercher à inventer de nouveaux récits ?
Ce fut un long cheminement car évidemment j’étais très convaincue qu’il fallait façonner de nouveaux récits. J’ai moi-même contribué à cette nécessaire vague de narrations spéculatives alternatives.
Et puis, après tant de rencontres, de séminaires, de déclarations enthousiasmantes, d’œuvres produites, je me suis rendue compte que très peu de personnes incarnaient véritablement ce que les histoires racontaient. Elles étaient totalement hors-sol.
Nous créions des dogmes et affirmions avec autorité qu’il fallait recréer du lien, renouer avec le vivant, adopter des modes de vie locaux et solidaires mais toutes ces injonctions en forme de “il faut” ne voyaient jamais le jour. Pire encore, dans la vaste majorité des cas, même le conteur ne vivait pas ce qu’il partageait ! Je ne pouvais plus le supporter.
Et puis, des histoires, il y en a partout, tout le temps, sur tous les sujets… y compris des histoires “positives” contrairement à ce que nous entendons souvent.
L’illusion consiste à croire que nous pouvons toucher les gens à chaque fois que nous élaborons de nouveaux récits et surtout croire que ces derniers déploieront automatiquement leur pouvoir transformateur avec efficacité. Si je devais être bouleversée ou enthousiasmée par chaque histoire entendue, je finirais par devenir folle !
Plus prosaïquement encore, si vous lisez une histoire inspirante et que le lendemain vous devez vous lever à 6h du matin, que vous êtes déjà en retard, que vous devez amener vos enfants à l’école, que vous arrivez stressée au travail après 45 minutes de trajet, le pouvoir de transformation du récit est quasiment nul.
Ne soyons pas naïfs, les récits qui donnent assez de force pour changer sa vie et être maître de son destin sont extrêmement rares. Le réel s’avère plus retors que la fiction. Et surtout, arrêtons de passer sous silence les efforts et sacrifices que la bifurcation demande…
Existent-ils néanmoins des récits qui vous touchent ?
Ce ne sont pas des récits mais d’abord des expériences de vie. Si j’essaie de vivre une expérience transformatrice et je mets en jeu mes propres limites, mes valeurs, mes habitudes, alors là ma voix a une valeur, celle du vécu. Et il n’y a rien de plus puissant que cela !
L’expérience quotidienne ancre un propos et permet de parler d’un endroit précis en étant la preuve vivante d’un monde alternatif. Je m’intéresse ainsi à celles et ceux qui osent l’engagement concret, pas simplement à travers des mots.
Je pense par exemple à Sophie, une femme qui a décidé de s’engager dans le mouvement des Gilets jaunes et dont l’histoire a été racontée dans LSD, La série documentaire sur France Culture. Elle a pris le risque que sa vie éclate… et sa vie a éclaté !1
Son mari est parti car au fil de son engagement elle est devenue une autre personne. Elle a pris confiance en elle en affirmant ses convictions, trop longtemps restées silencieuses, en ne souhaitant plus assumer seule un travail de nuit et l’éducation des enfants le jour…
J’aime ces récits de vie car aussi inspirants et positifs soient-ils, ils ne sont pas glamours. Ils mettent en lumière les sacrifices, les luttes à mener et la force mentale nécessaire pour véritablement changer son quotidien.
1. Cette histoire est notamment racontée dans l’épisode Sophie, gilet jaune, trois ans plus tard diffusée dans l’émission Les pieds sur Terre sur France Culture. (Retour au texte ↺)
Comment favoriser le passage à l’action ?
Il faut sortir de la croyance selon laquelle il serait possible d’agir sans se remettre profondément en question, sans réaliser un long cheminement intérieur. À titre personnel, je vois par exemple deux thérapeutes depuis plusieurs années pour m’accompagner.
À l’école, nous devrions abandonner la culture unique de l’apprentissage de connaissances théoriques en privilégiant les expériences vécues. Ces dernières devraient être la colonne vertébrale de tout enseignement car elles ont le pouvoir de modeler notre corps et notre esprit.
Je l’ai vécu à Notre-Dame des Landes où, sur le terrain et en interaction avec des personnes très différentes, j’ai compris combien de telles luttes sont politiques et subversives pour le système en place.
Néanmoins, je ne dis pas que les ZAD soient des modèles pérennes et souhaitables car, quand bien même l’objectif visé est enthousiasmant, je ne suis pas sûr que vivre en lutte contre quoi que ce soit, soi une énergie souhaitable ni porteuse bien que cela ait porté ses fruits lors de revendications pour des libertés à maintes reprises dans l’histoire.
J’entendais parfois l’expression d’un mal-être et des complaintes similaires à celles formulées par des amies qui travaillent dans le salariat. Alors aujourd’hui, mon action démarre là où je prends du plaisir.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’une pure jouissance épicurienne qui ne serait qu’une fuite en avant mais d’un plaisir qui fait sens pour des raisons éthiques, écologiques, politiques et personnelles, sentir un élan positif dans ses choix et non pas une charge culturelle, ou sociale ou encore morale.
Je cherche également des plaisirs que je peux ressentir ici et maintenant, pas des plaisirs différés et hautement spéculatifs qui gangrènent notre société comme « si tu travailles beaucoup, tu gagneras beaucoup et tu seras heureux ». Ce sont des chimères !
Est-ce pour cela que votre art se déploie à travers des expériences ?
Ma méthode consiste à développer des pratiques artistiques situées et effectives, c’est-à-dire où il est possible d’habiter les espaces de création que je crée. Je n’ai pas de galerie et donc je ne vends pas.
Je fais également face à des problématiques où des œuvres que je réalise pour des expositions sont ensuite stockées dans des entrepôts alors qu’elles sont conçues pour être vécues. Où se situe l’art ? Dans quels endroits ?
Cette année, les invitations reçues invitent ma pratique à s’inscrire dans la forêt ou des centres médicalisés pour personnes handicapées où je vais davantage pouvoir la rapprocher d’un rapport d’usage, d’un service à des communautés, à des formes de vie…
Il m’intéresse de participer à la vie des lieux où les gens vivent. L’artiste ne doit pas nécessairement être au service de lui-même. Pourquoi seul l’art ne devrait pas rendre de compte et n’être au service de rien ? Je ne dis pas que toute forme doit être opérationnelle et utile mais la conception inverse est tout aussi fausse.
Quand je crée un four à pain à Aubervilliers, je me déplace et je m’inscris dans un lieu pour accompagner des expériences de vie. Cette pratique renvoie aux travaux de l’anthropologue Tim Ingold2 qui redonne toute sa place au vécu et au faire soi-même pour connaître, savoir, comprendre, ressentir.
2. Dans la préface de Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture, Tim Ingold écrit : « L’ambition principale de ce projet est de reconfigurer la relation entre les pratiques d’enquête et le savoir auquel elles donnent lieu, en élaborant et en testant diverses procédures pour faire germer le savoir (knowledge) à partir d’interactions directes, pratiques et factuelles avec les personnes et les choses qui nous entourent. Ce moyen d’apprendre, en étudiant avec les choses et les personnes au lieu d’étudier simplement les choses et les personnes, est pour nous le dénominateur commun entre l’anthropologie, les pratiques artistiques et les disciplines de l’architecture et du design. » (Retour au texte ↺)
Faire avec tout ce qui nous entoure plutôt que simplement en parler. Voilà un des mantra de Tiphaines Calmettes. En 2021, elle construit un four à pain en terre crue dans le jardin de la Semeuse, une initiative des laboratoires d’Aubervilliers qui vise à interroger la place du vivant dans nos sociétés contemporaines.
À travers son utilisation, lors d’ateliers et de rencontres organisés avec des associations et communautés, l’artiste prouve que c’est en faisant soi-même que nous retrouvons une autonomie libératrice.
Bien au-delà des créations artistiques réalisées, tuiles, tasses, objets décoratifs, l’important est de s’emparer des outils et d’apprendre à s’en servir, une façon d’appliquer les principes de la “politique conviviale” décrite par le philosophe Ivan Illich.
À quel point sommes-nous modelés par ce qui nous entoure ?
Nos relations et interactions avec le monde nous façonnent entièrement. En travaillant sur la forme des objets, je me suis rendue compte que nous faisons l’expérience quotidienne de l’appauvrissement de leur forme.
La logique capitaliste de l’efficacité et de la production en série entraîne une uniformisation mortifère car elle s’accompagne d’un dépérissement des représentations des mondes auxquels ces objets renvoient.
L’univers visuel dans lequel nous sommes immergés influence nos relations en plaçant le non-humain comme des choses lisses, remplaçables et sans affect.
Au contraire, je travaille sur le processus d’individualisation des objets en considérant qu’ils peuvent avoir une personnalité, ne pas être intégralement à notre service, créer des relations fécondes ou nous mettre mal à l’aise.
Je les considère comme des organismes vivants qui redessinent en permanence les lieux dans lesquels ils se trouvent et les êtres avec qui ils entrent en interaction.
Pourquoi cet intérêt pour les objets et non le vivant ?
Je souhaite montrer que ces objets ne sont pas que des artefacts industriels mais créent un monde et interrogent le vivant, en particulier notre humanité. Nous ne le voyons plus car la vaste majorité des objets ont perdu tout lien avec le vivant.
Le bois n’est plus que du bois collé… quand ce n’est pas du plastique ! La céramique est une céramique moulée en série avec des émaux ultra-lissés. Tous ces objets sans âme portent en eux leur propre remplacement et destruction car nous ne leur portons aucun attachement.
Il faut ainsi reconnecter les objets au monde vivant pour se souvenir qu’une table et des chaises étaient autrefois un arbre. Ou encore que la terre que je choisis et ramasse pour faire une poterie ne peut se trouver que dans un lieu très précis, donc qui a une valeur inestimable.
Puis, je la cuis au feu de bois durant des heures avec des cendres qui se déposent sur elle au gré des passages de l’air et des flammes… L’objet acquiert petit à petit une vie propre. Dès lors, face à un tel objet, je suis capable de prendre conscience qu’il a eu une vie avant moi.
En plus, il est unique et donc, si je le casse ou que je n’en prends pas soin, je sais que je ne retrouverai jamais le même. Envisager les choses ainsi change radicalement le monde que nous façonnons.
Or, comme les objets sont partout, si nous modifions notre rapport à eux, cela pourrait être le point de départ d’une attention accrue au monde, à notre prochain, aux autres espèces vivantes…
La question du sens se joue-t-elle avant tout dans ses rapports quotidiens ?
Ce qui est important c’est de souligner que chacun d’entre nous peut se rapprocher d’objets quotidiens pour leur donner du sens, un autre sens que celui potentiellement conféré par la religion, par des croyances héritées de nos parents ou des interprétations symboliques imposées par la société.
Je me suis par exemple beaucoup intéressée aux arts populaires et à leur système d’ornementation. Pourquoi sculpter son beurrier ? Sa cuillère ? Son bol ? On peut imaginer que ces gestes étaient réalisés car ils permettaient de tisser des liens avec ces objets et leurs ornementations, florales, zoomorphes ou géométriques créaient un lien avec l’extérieur, voire même avec une dimension surnaturelle.
Ils donnaient du sens, ce qui est cardinal aujourd’hui, et chargeaient le monde symboliquement. Faire ces gestes, les faire soi-même, c’est nous relier à tout ce qui nous entoure. Si nous n’agissons pas, rien ne peut changer en profondeur.
Vous racontez être allée en Mongolie et ne pas avoir ressentie d’émotions fortes, ne pas avoir été touchée par ce que nous pourrions considérer comme une “évidence”, à savoir la beauté des paysages…
Je n’avais aucune prise sur ce que je voyais… Dans son ouvrage, Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens, David Abram entend comprendre pourquoi les paysages ne nous parlent plus, pourquoi ils ne nous touchent plus. Parmi ses explications, il montre par exemple que les cultures reposant avant tout sur l’écriture auraient davantage perdu ce lien que les cultures orales.
Au départ, l’écriture était composée de signes qui étaient très proches des dessins car ils représentaient ce qui était nommé (le soleil ☼, l’eau ≋…). Ici, le lien qui unissait l’écriture et les choses qui composent le monde était conservé.
Puis, ces signes sont devenus plus abstraits, c’est devenu un code. Dès lors, le lien s’est distendu sinon brisé. Les humains ont pu alors parler en vase clos. Selon David Abram, nous n’avons pas perdu notre sensibilité animiste mais au lieu d’être tendue vers la réalité du monde, elle s’est déplacée vers l’écriture.
Ainsi, en lisant, je peux ressentir une odeur alors que cette odeur me toucherait peut-être moins si je la sentais véritablement par exemple… Je ressens davantage les paysages décrits par Jean Giono que les paysages eux-mêmes si je me promenais dedans.
De la même façon, quand je vois des élèves à l’école primaire faire des herbiers, je vois des êtres humains en train d’arraisonner la nature. Quelle est l’utilité de coller des feuilles sur une feuille A4 blanche ? Jouer au Trivial Pursuit de la nature après ?
Il faut plutôt tisser un lien avec la forêt, y aller, la voir changer, la comprendre en étant à ses côtés. Il faut ainsi recréer une attention à l’écriture du monde.
Baptiste Morizot, dans Manières d’être vivant, ou Estelle Zhong Mengual dans son ouvrage Apprendre à voir en parlent très bien et montrent qu’il faut revaloriser l’observation et prendre le temps de comprendre un peu plus ce qu’il s’y passe. Si nous y parvenons, nous agirons bien différemment.
Je pense par exemple au sujet de l’isolation. Nous concevons et voulons aujourd’hui des maisons qui isolent, c’est-à-dire qui nous séparent du monde, de tout ce qui nous entoure. Or, une maison en terre n’isole pas, elle respire et sa porosité permet de capter la chaleur provenant de l’extérieur et la diffuse à l’intérieur, ou inversement.
Je ne plaide pas pour que tout le monde adopte ce mode de vie mais, au moins, cela pousse à imaginer d’autres façons de construire. Cela revient à déterminer comment nous voulons vivre avec les éléments et comment ils peuvent nous affecter : le soleil, le vent, l’air…
Quelles activités permettent de créer du lien avec notre monde ?
Pour poursuivre l’exemple précédent, je connais des architectes qui avant de réfléchir à leur projet se déplacent sur le terrain où leur construction s’érigera accompagné du maçon, du charpentier et de tous les corps de métier nécessaires à un tel projet.
Dès lors, tous réalisent un diagnostic des ressources présentes sur place et, à partir de là, ils commencent à décider ce qu’ils vont faire. Au lieu de réfléchir hors-sol et d’imposer au milieu leurs choix, il y a ici une prise en compte totale du territoire…
Cela me semble évident d’envisager un projet ainsi ! Encore une fois, je crois en la création non pas nécessairement dans des ateliers mais in situ, dans des lieux où les matières premières se trouvent.
J’ai par exemple réalisé un fauteuil dans le tronc d’un arbre mort au milieu d’une forêt. Au-delà de l’œuvre en elle-même, c’est un moyen formidable de créer des liens avec cet écosystème en se confrontant aux représentations de la forêt, à la réalité du terrain, aux représentants de l’ONF, aux marcheurs qui la traversent…
Ivan Illich se demandait à quel moment l’utilisation d’objets et d’outils pouvait nous asservir. Une des clés pour sortir de cet assujettissement revient à prendre confiance dans notre capacité à faire les choses nous-mêmes.
Reprendre le contrôle de nos vies et retrouver un pouvoir d’action passe aussi par là. Nous pouvons faire beaucoup plus de choses que nous le pensons. Or, ma pratique artistique entend créer les conditions pour que ce pouvoir et cette autonomie se déploient à nouveau.
Lors d’une résidence réalisée dans la forêt de Rennes et organisée par l’association Là-Haut en partenariat avec le centre d’art contemporain 40mcube, Tiphaine Calmettes collabore avec François Beau, charpentier et fondateur de l’association Des Hommes et des Arbres. Ensemble, ils sculptent un fauteuil directement dans le tronc d’un arbre pour rappeler les origines premières de ce meuble.
Les artistes donnent ici à voir tout ce que le capitalisme efface et rend invisible… la provenance et les conditions de fabrication des objets que nous utilisons quotidiennement. Et se faisant, ces objets acquièrent une véritable personnalité et une singularité qui modifient radicalement le rapport que nous entretenons avec eux. Ils deviennent par là même le symbole tangible d’un système de production et de consommation alternatif, plus sobre et conscient des limites planétaires.
Vous parlez du sujet de l’habitat mais vous travaillez également beaucoup sur le sujet de l’alimentation. Pourquoi ces besoins primaires vous intéressent-ils tant ?
Ma création tourne en effet autour de nos besoins primaires, se nourrir, se loger et se soigner, car ils représentent pour moi les trois vecteurs centraux pour changer le cours des choses.
Se nourrir est le premier acte qui crée une dépendance vis-à-vis des autres. Les fruits, les légumes, tout ce que nous mangeons tissent nécessairement des liens avec l’extérieur. Dans les supermarchés, il est impossible de prendre conscience de ces interdépendances car nous pourrions croire que les frites poussent dans les arbres !
Or, nous devons prendre conscience que nous appartenons à un monde plus qu’humain et que tout ce que je mange à de véritables conséquences sur ma santé, mon espérance de vie, les paysages qui dessinent ma région, le système économique que je favorise…
L’alimentation est également chargée symboliquement. Le sociologue Claude Fischler affirme ainsi que même le plus rationnel d’entre nous aura des pensées magiques et symboliques liées à la nourriture.
Par exemple, quand vous croyez qu’un aliment va être mauvais pour votre corps et donc votre santé, cette croyance l’emportera toujours, même si rationnellement il n’y a aucun danger.
Ainsi, à l’instar des travaux réalisés par Anna Tsing sur le champignon matsutake3, l’alimentation permet de tirer le fil et de parler des représentations culturelles, économiques, politiques, territoriales qui façonnent notre monde.
3. En 2017, Anna Tsing, professeure d’anthropologie à l’université de Californie, publie l’ouvrage Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. À partir du champignon matsutake qui pousse sur des sols très appauvris, elle décrit quelles pourraient être des alternatives au système capitaliste thermo-industriel. (Retour au texte ↺)