Enki Bilal est l’un des artistes français les plus reconnus. Il est le scénariste et le dessinateur d’une vingtaine de bandes dessinées dont sa dernière série, Bug. Son univers et sa technique ont contribué à faire entrer le monde de la BD dans les musées et les salles de vente d’art contemporain du monde entier.
Comme peintre et sculpteur, Enki Bilal a notamment exposé au musée du Louvre, au musée des Arts et Métiers à Paris et participé deux fois à la Biennale de Venise. Il a également réalisé trois longs-métrages et multiplie les incursions dans de nombreux autres univers artistiques comme lorsqu’il crée les décors et les costumes du ballet Roméo et Juliette d’Angelin Preljocaj.
En 2020, nous avons publié ensemble un livre d’entretien intitulé L’Homme est un accident, finaliste du Prix du Livre Environnement.
Quand nous avons commencé à travailler sur notre livre, L’Homme est un accident, nous étions en 2019, au début de la crise de la COVID-19. Aujourd’hui, ta sensation du monde a-t-elle changé ?
Elle n’a pas changé, non. Il n’y a pas eu de ruptures fortes à même de la remettre en question. Mes ressentis concernant les catastrophes écologiques en cours, la fin d’un monde politique ou la progression fulgurante de la cancel culture restent malheureusement d’actualité.
J’affirmais que la survie de l’humanité était en jeu à relativement brève échéance et je maintiens cette intuition. Tu m’interroges d’ailleurs à un moment où la Russie, ou plutôt Poutine dont le cerveau a vrillé, a décidé d’entrer en guerre… L’Histoire se répète et nous plonge à nouveau dans des règlements de compte un peu rances du siècle dernier.
Le bug généralisé du monde se poursuit, à tous les niveaux. Sa nature est néanmoins singulière. Habituellement, le bug renvoie surtout à la disparition. Cette dernière se manifeste par exemple par une rupture de transmission de l’histoire. Mais aujourd’hui, le bug provoque également une libération de la parole inédite où tout peut être dit dans une logorrhée constante et totalement décomplexée.
Ce phénomène montre que nous sommes arrivés au bout d’un système politique, économique et sociétal. L’émergence d’un Éric Zemmour ne se déploie pas simplement sur l’idée d’un repli mais surtout sur celle de la survie. Et à partir du moment où un tel discours survivaliste trouve un écho dans la société, c’est la preuve que nous sommes arrivés au bout de quelque chose.
Dans le livre, tu parlais de table-rase…
Exactement, nous assistons à une sorte de reformatage du monde qui déstabilise aussi bien nos vies les plus intimes que les systèmes géopolitiques et économiques mondiaux. Sans entrer à nouveau dans les détails, plusieurs exemples me viennent en tête.
En deux ans, j’ai l’impression que la régression culturelle continue de s’accentuer : le survol des sujets qui empêche des débats de fond, la prise de pouvoir des chroniqueurs sur les spécialistes, un brouhaha permanent qui détourne notre attention des sujets clés pour notre avenir…
Concernant l’écologie, cela fait 40 ans que nous savons et 40 ans que certains ne regardent toujours pas les choses en face. Nous vivons dans le film Don’t look up ! Ensuite, la sidération numérique fracture toujours plus nos vies.
Mi-janvier, en plein Paris, le photographe René Robert part se promener vers 21h30. Il fait probablement un malaise et tombe rue de Turbigo, une rue où se trouvent des dizaines de bars et restaurants. Des centaines de personnes vont ainsi le voir et passer à côté de lui sans lui porter assistance. Pendant 9 heures, jusqu’à 5h30 du matin, il va rester au sol, le crâne ouvert. C’est finalement un SDF qui va appeler les secours…
Quand j’ai appris cette histoire, j’y ai vu une preuve supplémentaire que nous vivions dans des réalités virtuelles. À l’ère des réseaux sociaux qui prétendument nous rapprochent, nous voyons bien comment nos relations aux autres se dégradent, comme si nous étions déconnectés du réel.
Autre exemple concernant l’inadaptation du monde politique à la recomposition du monde en cours. Qui croît encore à leur capacité à changer le cours des choses ? Je parle de changements en profondeur, radicaux, à la hauteur des enjeux à venir.
Je me dis que les abstentionnistes sont sans doute ceux qui ont compris que les promesses politiques ne seraient pas tenues. Et plus encore, qu’elles ne peuvent pas être tenues car la France ne décide rien toute seule, sans prendre en compte nos engagements européens, le jeu des relations internationales ou sans tenir compte des dynamiques du commerce mondial.
Les nouvelles générations ont donc raison de se politiser avec d’autres références et autrement, par exemple en menant leurs propres projets plutôt qu’en militant dans des partis politiques agonisants.
Dans Bug 3, sa dernière bande dessinée, Enki Bilal nous plonge en 2042 et met en scène une historienne de 112 ans qui partage des idées politiques qui ne cessent de se contredire. Ce cocktail idéologique qui tourne à l’absurde relève pourtant d’une stratégie, celle de profiter du chaos de la pensée. Elle affirme : « Tu sais, le fait de prêcher le vrai pour faire croire au faux, puis l’inverse, le tout et son contraire donc, ça marche mieux que je ne l’espérais… »
En filigrane, nous retrouvons ici le thème de la mémoire qui traverse toute l’œuvre d’Enki Bilal et qui semble nous donner une leçon à retenir : rompre sa relation au passé, c’est rompre sa relation au futur. Toujours dans Bug 3, quand l’un des personnages se fait tatouer sur le visage Staline, Hitler et Che Guevara, nous comprenons que l’Histoire est peut-être condamnée à se répéter éternellement.
À la fin de notre échange dans L’Homme est un accident, tu plaçais justement ton espoir dans les nouvelles générations tout en affirmant que leur destin serait bordé par l’Histoire. Est-ce toujours le cas ?
Oui, je continue de croire en eux même si tout dépendra du moment où nous allons prendre le mur écologique et avec quelle violence. La question est très simple : auront-ils le temps d’enclencher quelque chose de nouveau très rapidement, d’ici 10 à 15 ans ?
Ils ont déjà une connaissance accrue de la situation et ils maîtrisent de plus en plus d’outils. Le problème demeure, pour l’instant, qu’ils ne disposent pas des bons leviers d’action, d’où une forme de désarroi.
Ensuite, fort heureusement, un chemin est parcouru par l’humanité sur les sujets de la planétologie. À cet égard, la COVID-19 joue d’ailleurs un rôle d’accélérateur car elle nous met à l’épreuve sans ménagement.
Souvenons-nous de la nature reprenant ses droits, y compris dans les villes lors du premier confinement, ou des interrogations pour des millions de Français sur le sens de leur travail. Ce choc, comme ceux qui viendront, créent de nouvelles dispositions intellectuelles, émotionnelles et mentales qui, je l’espère, ouvriront sur plus d’empathie, de sobriété et de sagesse.
L’œuvre d’Enki Bilal représente à mes yeux un questionnement sur la lutte engagée contre la fatalité et l’idée d’un destin qui paverait déjà les marches de notre avenir. Par exemple, dans l’album Julia & Roem, l’auteur rejoue la pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette, en mettant en scène des protagonistes qui cherchent à reprendre le contrôle sur une issue inévitable…
Chez l’auteur, les catastrophes et accidents de la vie ne sont pas le fruit du hasard mais la manifestation de notre démesure et déraison. Cette hubris peut même aller jusqu’à la mort de tout un régime politique comme c’est le cas dans son premier film, Bunker Palace Hotel. Le régime dictatorial, alors qu’il annonce vouloir améliorer les choses, périclite en raison de l’incapacité de ses dirigeants à réagir à temps… trop attachés à leur pouvoir qui finit par les rendre aveugles.
Certaines entreprises du CAC 40 éprouvent des difficultés à recruter des étudiants issus de grandes écoles et les secteurs de l’hôtellerie comme de la restauration peinent à recruter tant les conditions de travail y demeurent difficiles. Cela me fait penser au principe énoncé par Corinne Morel Darleux dans son ouvrage Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce qui consiste à refuser de parvenir1. Crois-tu qu’un tel principe puisse changer la donne ?
Refuser de parvenir est un acte profondément anticapitaliste car cela sape les logiques actuelles de notre système économique et consumériste. Je ne connais pas en détail ce choix réalisé par les étudiants mais cela ne me surprend pas du tout.
J’aurais même tendance à poser la question de l’utilité de faire des études supérieures dans un monde si incertain et instable. Dans quelques années, aller à l’université représentera-t-il un investissement pertinent sur l’avenir ? Surtout quand nous voyons le décalage entre l’enseignement dispensé et les compétences requises, qui plus est dans un monde en cours de numérisation.
Comme nous tous, ils prennent conscience de la fragilité du temps. Plus personne ne sait ce qu’il va se passer dans les deux ou trois ans qui viennent. C’est vertigineux. Le temps est écrasé, raccourci. Le langage lui-même est amputé de sa capacité à saisir le temps long.
Aujourd’hui, oser tenir un discours prospectif relève de l’inconscience… surtout s’il se veut optimiste ! Nous sommes saisis d’une peur de regarder devant et de proposer quelque chose d’audacieux. Je le déplore tout en reconnaissant la très grande difficulté de cet exercice et l’impossibilité de réfléchir à des sujets comme le transhumanisme quand nous essayons de survivre, ici et maintenant, face à une pandémie.
Pour revenir aux jeunes générations, elles doivent désormais prendre leur place, sans attendre car, je le répète, elles ont conscience, bien plus que ma génération, de l’épée de Damoclès qui pèse sur l’humanité. Un choix radical comme celui de refuser de parvenir peut tracer un autre chemin.
Et, j’y pense en te parlant, la COVID-19 symbolise à merveille ce passage de témoin. Le virus élimine d’abord les plus vieux et les plus fragiles comme s’il s’agissait d’un appel à la jeunesse pour qu’elle prenne le relais au plus vite…
1. Le refus de parvenir est un principe libertaire. Dans son ouvrage Des conditions de la paix. Essai de morale révolutionnaire (1916), Thierry Albert le définit comme le fait de « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi ». (Retour au texte ↺)
À quel point le choc de la crise écologique va-t-il être violent ?
Je pense que nous vivrons des moments très douloureux évidemment. La prise de conscience profonde et éclairée de ce qui se passe ne va pas assez vite. Derrière le réchauffement climatique, il y a des sujets qui changeront la face du monde et dont nous continuons de ne pas parler.
Par exemple, l’Afrique, continent écologiquement sinistré, fera face à des problèmes de ressources en eau et de montée des températures terribles. Couplés à la démographie de ces pays, ces phénomènes vont entraîner des vagues migratoires de millions de personnes vers le Nord. Nous voyons d’ailleurs à quel point l’idée d’un Grand remplacement idéologique constitue un leurre.
Depuis la nuit des temps, quand des personnes n’ont plus à boire et à manger, que font-elles ? Elles migrent. Nous sommes des mammifères et donc il est tout à fait normal que les Africains, qui ne pourront plus vivre sur leur continent, fassent le voyage vers le Nord, qui se sera d’ailleurs également réchauffé.
Comment est-il possible que ces réflexions ne soient pas déjà discutées ? Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer la situation dans laquelle nous serions s’il y a 30 ans, un choc écologique, encore plus fort que celui de la COVID-19, avait frappé la Terre… Nous jouirions d’une telle lucidité !
Même en prenant sa fusée et en constatant la fragilité de la Terre, Jeff Bezos ne semble pas avoir eu un tel choc de lucidité…
C’est vrai… et d’ailleurs cette image de la Terre, bouleversante évidemment, commence à être galvaudée. Moi-même, j’ai idolâtré cette vue lointaine de notre planète. Pourtant, elle tend aujourd’hui à se banaliser en servant par exemple à illustrer des publicités pour tout et n’importe quoi.
Dans sa trilogie Coup de Sang, Enki Bilal met en scène une recomposition intégrale du monde provoquée par la rébellion de la Terre. Suite à un cataclysme mystérieux, les lois de la Nature changent, les continents dérivent, les liens qui nous unissent au monde animal se métamorphosent… L’Homme doit ainsi tout réinventer ! À la dernière page de cette saga, l’auteur prend du recul et dessine une image de notre planète dont la forme pourrait surprendre…
La décroissance2 est-elle la solution ?
La décroissance est une utopie… même si je la préfère à celle de la croissance infinie dans un monde fini ! Malheureusement, je crois que cela aurait des répercussions sur d’autres aspects qui nous mettraient en difficulté. Et si nous sommes les seuls à le faire, alors même que le monde reste dans une logique de croissance, je ne vois pas comment cela pourrait fonctionner. Et une mise en place partielle, avec des demi-mesures, condamnerait immédiatement la réussite du projet.
2. La décroissance est ici comprise comme une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de manière à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être de l’Homme. (Retour au texte ↺)
Pour éviter la demi-mesure, peut-être une dictature verte ?
Une autre utopie ! Néanmoins, pour la survie de l’humanité, je ne rejette pas ce scénario. Il me semble évident que pour s’en sortir il faudrait des régimes politiques qui définissent comme priorité absolue le sauvetage de la planète.
A l’échelle mondiale, cela voudrait dire une prise de conscience généralisée, une gouvernance globale et éclairée, une mise au pas intégrale des populations sur certains sujets clés, des actions strictes menées conjointement par tous les pays…
Cette idée m’excite intellectuellement mais l’actualité le prouve, nous en sommes très très loin ! Croyez-vous qu’un Poutine jouerait ce jeu ?