Auteur de bande dessinée, Mathieu Bablet explore des mondes de science-fiction et de fantasy pour mieux interroger les débats et controverses qui traversent notre époque. À 35 ans, il met en scène des récits où les bouleversements écologiques recomposent l’intégralité de nos systèmes politiques et socio-économiques et interrogent l’avenir de l’espèce humaine.
Ses œuvres soulèvent des questions morales complexes autour de la destruction de la planète, des intelligences artificielles ou encore du spécisme. Cette capacité à traiter des sujets frontalement et avec lucidité contraste avec un style contemplatif où de grandes cases sans phylactères créent un espace de réflexion, voire de méditation. Vendues à des centaines de milliers d’exemplaires, les BD de Mathieu Bablet participent au renouveau d’une science-fiction à l’épreuve de la catastrophe écologique en cours.
Quelle sensation vous inspire le monde d’aujourd’hui ?
Je suis souvent désabusé. Au quotidien, c’est un véritable travail sur soi pour ne pas l’être tant le poids des mauvaises nouvelles s’accumule. Il faut se soigner en permanence d’une forme d’anxiété généralisée qui tient à l’impression que quoi qu’il se passe, nous allons droit dans le mur…
C’est d’autant plus prégnant que pour la réalisation de ma BD Carbone et Silicium, sortie en 2020, j’ai vécu pendant quatre ans avec des récits anxiogènes. Cela a fini par me bouffer.
C’est très déstabilisant de vivre à une époque où tu as peur du futur. Pas simplement des 100 prochaines années mais des 50 prochaines, des 10 prochaines, des 5 prochaines… de l’année prochaine ! Cette angoisse pose la question du sens et du plaisir de ce que nous faisons.
J’ai ainsi décidé que je créerai en ne faisant pas du pur divertissement, même si nous en avons parfois besoin, mais en cherchant à faire passer des messages forts sur notre société et notre évolution.
Je m’efforce ainsi de construire mes œuvres comme un citoyen informé qui essaie d’avoir une pensée globale du monde. Ma création a les deux pieds pleinement ancrée dans la réalité. Facile à dire mais pas toujours évident à assumer car si l’artiste a le devoir de porter un regard sur le réel, fatalement, il n’est jamais la meilleure personne pour agir…
Les jeunes générations sont-elles condamnées à la mélancolie et au désenchantement ?
Je ferai une distinction générationnelle. Ma génération, celle née à la fin des années 1980 et dans les années 1990, a le cul entre deux chaises. Nous avons grandi en nous promettant un monde qui s’effondrait et qui a bien des égards n’existait déjà plus.
Je parle du plein emploi, des ressources énergétiques dont l’exploitation massive n’était pas encore un problème ou encore de la consommation comme premier facteur d’épanouissement personnel.
On nous a vendu cette fable. Et pile au moment où nous entrions dans la vie active, on se mangeait en pleine face une réalité à l’exact opposé de cela. Ma mélancolie vient de cette promesse non tenue !
La génération née à partir des années 2000 ne vivra pas cette désillusion et donc je ne suis pas sûr qu’ils souffriront de cette mélancolie. J’ai une foi profonde dans cette jeunesse qui se politise différemment et de façon bien plus radicale.
Quand il y aura une adéquation entre les préoccupations actuelles, le combat et la prise de pouvoir de milliers de Greta Thunberg, les actions menées changeront véritablement le cours des choses.
L’engagement de ces jeunes générations sera-t-il de plus en plus radical ?
J’appelle cette radicalité de mes vœux ! Nous savons que la croissance infinie dans un monde fini ne fonctionne pas. Nous savons également que la croissance verte est un vœu pieux, voire une grosse arnaque. La mission est claire : il faut oblitérer au plus vite le capitalisme !
Cette suppression ne passera pas uniquement par les urnes mais également par des luttes incessantes. J’ai écrit Shangri-La pendant le mandat de François Hollande qui fut marqué par les manifestations pour la Loi travail, les 49/3 à répétition, une force policière qui s’intensifiait et qui a empiré sous les quinquennats d’Emmanuel Macron… Si face à ces méthodes il n’y a pas des actions de force, rien ne changera.
Dans Shangri-La, Mathieu Bablet imagine une Terre devenue inhabitable et qui a obligé les êtres humains restants à s’exiler – à migrer ! – dans une station spatiale dirigée par une entreprise privée. Ils y vivent, privés de la lumière du soleil, comme des rats de laboratoire, aux côtés d’animoïdes, des créatures mi-humaines mi-animales. Cette cohabitation interroge la notion de spécisme mais alimente également une réflexion autour de l’anarchisme puisque l’intrigue se concentre autour d’une rébellion dont les fondements rappellent furieusement la Commune de Paris…
Faudrait-il créer des ZAD à tous les niveaux de la société1 ?
Au début, j’étais très convaincu par cette idée qui consiste à fragmenter le système pour recréer du lien en reprenant le contrôle des choses localement et en revenant à des organisations horizontales.
J’en suis largement revenu car j’ai peur que cela soit une solution un peu bourgeoise, véhiculée par les classes sociales supérieures. Il est plus facile de se mettre en marge quand tous les besoins de base sont satisfaits.
Ensuite, je pense que cela ne peut fonctionner qu’en parallèle d’une stratégie d’opposition systématique aux gouvernements et aux firmes multinationales qui tiennent nos pays en laisse.
1. Je fais ici référence à des idées avancées par des auteurs comme Corinne Morel Darleux qui dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce écrit : « Ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les îlots de résistance. » Éric Sadin abonde également en ce sens dans son ouvrage Faire sécession. (Retour au texte ↺)
N’est-ce pas une utopie quand des gilets jaunes ou des anti-capitalistes déjeunent au McDonald’s et portent des Nike pendant les manifestations ?
Je considère qu’il ne sert à rien de culpabiliser les gens. Les gilets jaunes vont au McDonald’s parce que le McDonald’s existe… C’est de la nourriture pas chère et, parmi les causes des bouleversements en cours, la précarité fait partie du problème.
En ce sens, la réponse est 100% politique car il s’agit de renverser l’ensemble du système politico-économique actuel. Si les États sont sous le joug du capitalisme et de leurs bras armés que sont les firmes multinationales, n’oublions pas que leur puissance demeure énorme.
En France et en Europe, les gouvernements peuvent toujours éditer les lois et pourraient ainsi obliger les entreprises privées à bifurquer. Ce sont des choix possibles mais, pour l’instant, la voie choisie par Emmanuel Macron est celle de l’ultra-libéralisme.
Je garde à l’esprit qu’il n’y a aucune fatalité mais des décisions qui aujourd’hui alimentent un système qui nous mène à notre perte. La question devient alors de savoir comment lutter et éviter le pire car l’impact des manifestations est d’autant plus limité que la police fait en sorte de décourager toute personne qui voudrait en faire partie.
Les discours radicaux sont systématiquement ridiculisés, notamment par la presse généraliste. Nous voyons également que le passage par les urnes ne peut pas être une solution totalement satisfaisante. Nous constatons enfin que si l’éducation populaire est indispensable, elle a ses limites car elle ne concerne qu’un certain microcosme et laisse encore trop de personnes sur le bord de la route.
Les actions individuelles peuvent-elles faire vaciller le système ?
Le niveau très élevé de l’abstention aux élections, présidentielles ou législatives, envoie déjà un signe fort au monde politique. À mon sens, la classe dirigeante ignore les préoccupations du peuple. Elle crée sa propre fiction en faisant fi de nos réalités.
J’en viens à poser une question terrifiante : à quoi leur servent les citoyens ? Depuis des décennies maintenant, ils se moquent de nous avec de grandes promesses alors que les conditions de vie de millions de Français continuent à se dégrader.
J’ai parfois la sensation qu’ils ne voient les citoyens que comme des contribuables. Nous payons nos taxes, la TVA, nos impôts… et c’est tout ! Le ras-le-bol est tel que nous assistons à un impressionnant mouvement de désertion de ceux qui sont en première ligne dans les secteurs de la santé, de la restauration, de l’hôtellerie… La pénurie d’employés s’aggrave et les dépressions augmentent.
La classe politique se trompe en pensant qu’il ne s’agit que d’une question d’argent et qu’il faudrait ajouter 200€ / mois sur chaque fiche de paix pour résoudre cette crise. Il s’agit plutôt d’un cri du cœur pour obtenir de meilleures conditions de travail et être considérés comme des êtres humains plutôt que comme une main d’œuvre corvéable à merci pour obtenir des points de PIB supplémentaires !
La France est-elle devenue une entreprise capitaliste ?
Bien sûr ! Ce n’est plus seulement que les entreprises contrôlent la France mais nos institutions elles-mêmes ont intégré et digéré les préceptes du capitalisme néo-libéral… la start-up nation ! L’aveuglement à cette puissance financière m’effraie car je suis certain que les partisans de cette idéologie pensent véritablement œuvrer pour améliorer le cours des choses.
En réalité, ils en sont rendus à tordre la réalité pour qu’elles correspondent à leurs croyances dans le progrès, le ruissellement des richesses, la technologie comme unique espoir pour le bien commun…
Je précise qu’il n’y a pas que les hommes et femmes politiques qui vivent dans des réalités parallèles. Quand Donald Trump conteste le résultat des élections et demande l’attaque du Capitole, il symbolise le danger des bulles d’informations, notamment provoquées par le numérique.
Le risque, qui nous concerne tous, est de s’enfermer dans des récits confortables. Ce n’est qu’un risque car je continue de penser que malgré ces dérives, les réseaux sociaux permettent l’expression de tous, l’écoute de points de vue divergents, le partage de visions radicalement opposées aux nôtres.
Pouvons-nous encore penser le monde qu’à partir des récits et du roman national de la France ?
Non et il est même triste de se rendre compte que plus nous avons besoin d’une réflexion mondiale plus il y a un repli identitaire. Nous ne sommes pas prêts d’avoir un gouvernement mondial à même de répondre aux défis de la sixième extinction de masse ou au réchauffement climatique. L’échec chronique des COP en est le triste exemple.
Après, qui sait, peut-être que nous sommes actuellement en train de supprimer le roman national français et que si le monde semble vaciller c’est que le roman international que nous esquissons à la lumière de l’urgence climatique est encore balbutiant !
Ce que j’espère en tout cas, c’est une Commune du XXIè siècle pour débouter les riches et répartir les richesses plus équitablement. Le rapport du GIEC nous dit quoi faire… Si nous continuons sur le chemin actuel, les adaptations seront très douloureuses, en particulier pour les plus démunies pour qui le choc écologique sera décuplé tant les injustices écologiques sont des injustices sociales.
1% des plus riches possède plus de la moitié de la richesse mondiale ! Que dire de plus… Le capitalisme repose sur l’exploitation de milliards de personnes pour qu’une minorité vive confortablement. Voilà le monde dans lequel nous vivons. Voulons-nous faire partie et même alimenter un système qui exploite la moitié de la planète ?
Vous avez beaucoup travaillé sur les IA et les nouvelles technologies. Êtes-vous un techno-optimiste ?
Je ne crois pas qu’il faille miser sur l’IA et le solutionnisme technologique pour nous sortir d’affaire. Cela voudrait dire que nous choisirions une fuite en avant or, au contraire, il faut rebattre les cartes. Sincèrement, voulons-nous un monde capitaliste dicté par la croissance et le progrès technologique ? Les défis actuels nous offrent l’opportunité de tout changer.
Dans sa BD Carbone & Silicium, Mathieu Bablet propose de suivre la vie de deux androïdes, sur plusieurs siècles, dont la mission est de protéger la population humaine vieillissante. Ces deux robots parcourent le monde, vivent des émotions fortes et éprouvent des sentiments autrefois réservés à l’espèce humaine : la colère, le manque, l’amour… En cherchant du sens à leurs actions et leur place sur Terre, ils touchent du doigt la question philosophique de l’absurdité de la vie. Après tout, peut-être que les robots de demain, que nous sommes en train de créer, reviendrons ainsi à des questionnements déjà soulevés par les philosophies antiques, grecques comme orientales !
Considérez-vous les robots comme des espèces à part entière ?
Non. Je ne suis pas du tout convaincu que le récit que j’ai déployé dans Carbone & Silicium soit le sens de l’histoire. Est-ce qu’à un moment donné des humains vont aimer des robots comme dans Her de Spike Jonze ? Je ne sais pas car peu importe que les IA soient fortes ou douées de conscience, ce qui est important c’est ce que nous projetons dedans : nos sentiments, notre « humanité », nos émotions… Fondamentalement, cela pose la question de ce qu’est la vie.
Je ne veux pas d’un monde où nous nous définissons par nos relations avec la machine. Or, technologiquement, nous nous dirigeons vers cela… Quel intérêt d’être d’accord avec Cortana, Alexa ou Siri ? Ce qui compte à mes yeux, c’est l’altérité avec son prochain. Nous avons besoin de la confrontation, de la remise en question, de l’échange pour progresser.
Si la technologie ne sert qu’à nous réconforter dans ce que nous savons et sommes déjà, nous stagnons et dépérissons. Quand je pense à ces personnes qui vivent coincées dans leur corps à la suite d’un accident, qui baignent dans une espèce de stase sans une émotion plus haute que l’autre, sans aucune friction, je me dis quand même que la vie sans un corps qui éprouve le monde extérieur n’a pas la même saveur. Ce sont les interactions corporelles qui nous construisent, autant que les interactions intellectuelles.
La vie c’est vivre des émotions fortes, positives comme négatives. Se couper de ces émotions, c’est abandonner notre humanité. Le risque que j’identifie alors, et cela revient aux bulles numériques, c’est que les gens ne voudront pas de robots et interfaces qui ne soient pas d’accord avec eux. Nous recherchons dans le numérique un besoin d’appartenance et non à être bousculé. C’est là qu’il faut aussi savoir prendre du recul et changer son rapport à la machine.
L’être humain est-il obsolète par rapport au robot ?
Je ne pense pas que la technologie nous amoindrit. Alain Damasio prend souvent l’exemple de l’utilisation du GPS qui diminue nos capacités cognitives pour se repérer dans l’espace. C’est vrai évidemment mais je ne pense pas que cela soit un problème. Je le vois positivement en me disant que cela nous donne plus de temps pour autre chose, par exemple discuter avec sa femme, son mari, ses enfants, ses amis pendant un trajet en voiture.
Là où nous nous sommes perdus, ce n’est pas dans le développement des technologies mais dans l’abandon des liens avec les autres. Il faut donc parvenir à se détacher de la matrice numérique. Pour cela, il faut ralentir, prendre le temps d’entrer en empathie avec les autres, se laisser du temps libre pour contempler la nature…
On nous a fait croire que nous devions vivre nécessairement dans un monde frénétique, que le temps libre était un temps perdu, que la technologie nous ferait gagner du temps… Voici une autre couleuvre que le récit capitaliste nous a fait avaler. À nouveau, il faut déconstruire cette croyance, s’en affranchir et inventer autre chose pour bifurquer.
Vous qualifieriez-vous d’effondriste ?
Oui, il n’y pas le choix de toute façon. Évidemment qu’il faut mettre fin au monde capitaliste thermo-industriel. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi cette idée ne percole pas plus. Il me semble bien plus logique de vouloir refonder le système plutôt que de s’enferrer dans l’impasse dans laquelle nous sommes.
Néanmoins, je ne crois pas à une apocalypse rapide, encore moins à l’idée selon laquelle l’Homme serait un loup pour l’Homme ou que les sociétés seront toujours plus violentes en raison des défis à venir. Il faudra renoncer à beaucoup de choses mais nous nous rendrons compte que la majorité d’entre elles ne sont pas nécessaires pour vivre. La surconsommation n’achète pas le bonheur très longtemps…
La première préoccupation des Français demeure pourtant le pouvoir d’achat…
Et c’est précisément là où cela devient très compliqué. J’y vois à nouveau une limite concernant l’éducation populaire car qui peut dire à ces personnes qu’ils n’ont pas besoin d’acheter le dernier iPhone ou une nouvelle voiture ? Il faut beaucoup de temps pour déconstruire un récit aussi puissant que celui du capitalisme néo-libéral.
La réponse est à nouveau politique ! Cela doit venir des personnes qui ont compris qu’une refonte est nécessaire. La lutte se situe précisément ici, entre ceux qui ont le pouvoir et défendent l’ancien modèle et ceux qui ont compris et qui doivent désormais accéder aux postes de décisions. L’éveil et la prise de conscience requièrent du temps et de l’argent, or ce sont deux denrées extrêmement rares.
Et puis, à un moment donné, il va falloir inverser une bonne fois pour toute la chaîne des responsabilités. Pour les classes les plus modestes, il faudrait pouvoir leur enlever la pression de l’argent et du travail qui les abrutis. Peut-être qu’à partir de ce moment-là nous pourrions sortir de la logique consumériste qui leur donne l’illusion qu’ils évoluent dans la hiérarchie sociale.
Cela me fait penser aux petits gestes quotidiens pour l’écologie et au fait que je suis végétarien. Je ne supporte pas la souffrance animale ni la déforestation de l’Amazonie pour produire du soja qui viendra ensuite nourrir notre bétail français et j’aimerais que beaucoup plus de gens, de leur propre gré, arrêtent de manger de la viande mais je sais que la véritable réponse est politique, encore et toujours. Il faut des décisions étatiques et des législations plus engagées, c’est-à-dire plus courageuses, et plus strictes.
Quand vous voyez l’état du monde actuel, comment voyez-vous l’avenir pour vos enfants ?
J’ai deux enfants et donc c’est évidemment une question qui provoque de l’inquiétude. Je pars du principe que la vie n’est pas facile et qu’il s’agit d’une succession de moments tragiques entrecoupés de moments de bonheur. Disons que c’est l’image que j’en ai et celle que j’ai forgée à travers mon propre parcours.
Je me dis que le monde sera très difficile, il l’est déjà d’ailleurs, mais que cela n’empêchera pas qu’ils soient heureux. Qu’importe les malheurs, la vie vaut la peine d’être vécue. Voilà ce à quoi je me raccroche.
Dans notre histoire, d’autres événements ont été horribles. Je pense aux deux Guerres Mondiales… Refuser d’avoir un enfant reviendrait à nier la vie d’un être vivant sous prétexte que nous jugeons, à sa place et de façon prospective, qu’il va être malheureux. Cette projection m’étant impossible, je suis désormais en paix avec votre question.
En réalité, je crois surtout que nous avons fait une erreur. L’humain a toujours été très fragile. Nous l’avons simplement oublié. Cela fait deux ou trois générations que nous avons l’impression que nous sommes des démiurges et que le confort absolu est le propre de nos vies. En ce sens, la COVID nous a violemment rappelé à notre condition.
Ensuite, bien sûr, je réalise un travail d’éducation qui consiste à les préparer et ainsi éviter qu’ils vivent dans une fiction, comme celle qu’on nous a vendu et que nous évoquions précédemment. C’est de l’équilibrisme car il faut aussi savoir dédramatiser la situation et expliquer que nous ne voulons pas vivre comme des Amish…
Vous définiriez-vous comme féministe, voire woke ?
Je me considère comme féministe et même wokiste si nous considérons qu’il s’agit de combattre toutes les formes d’inégalités. Je dirais même que chez moi c’est sous-tendu par une pensée anarchiste qui vise à supprimer les liens de subordination entre les humains, à briser la hiérarchie pyramidale de nos relations sociales.
Partant de là, il est évident que beaucoup de personnes sont en minorité et n’ont jamais pu s’exprimer. Ainsi, leur donner la parole me semble une nécessité.
La fiction a d’ailleurs un rôle crucial à jouer car elle crée des grilles de lecture du monde. Elle nous accompagne depuis notre plus tendre enfance, elle organise la société et façonne la morale en nous enseignant le bien et le mal.
Ainsi, si nous voyons des minorités à l’écran, cela va peut-être commencer par nous choquer puis nous nous y habituerons. Je pense à la polémique concernant la présence de personnages noirs dans la série Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir produite par Amazon Prime qui casse la croyance selon laquelle il n’y a que des personnages blancs dans l’univers de la fantasy…
C’est une excellente nouvelle ! La fiction est politique, tout le temps. Si vous n’avez que des fictions avec des mâles blancs, hétérosexuels, vous créez une réalité pour les gens dans laquelle ils s’inscrivent inconsciemment.
Quand j’écris et je crée, j’ai cette responsabilité sur les épaules comme tous les artistes. Ce n’est pas évident car moi-même j’ai conçu trois albums de BD avec trois personnages principaux masculins…
Je ne me suis jamais posé la question, c’est venu de façon « naturelle » car en tant qu’homme, je me projette plutôt sur des avatars masculins. Mais c’est justement ce « naturel » qu’il faut savoir remettre en question.
C’est pourquoi, en partie, j’ai réalisé la série Midnight Tales, des récits résolument féministes. La question très compliquée ensuite est de savoir si c’est à moi, et plus largement à nous, les hommes, de porter ces sujets.
Aujourd’hui, je dirais qu’il faut laisser plus de place à celles qui portent ce combat et surtout ne pas se substituer à elles. Autrement dit, je ne sais pas si je referais une série comme Midnight Tales…
Face à des forces obscures et paranormales, l’Ordre de Minuit, un groupe de femmes agit depuis la nuit des temps. Midnight Tales est un projet supervisé par Mathieu Bablet où différents auteurs mettent en scène ces gardiennes et sorcières comme protectrices du monde. Ces dernières sont même devenues un symbole du féminisme, notamment grâce au succès du livre de Mona Chollet, Sorcières : La puissance invaincue des femmes. Ces courts récits aux accents mythologiques rappellent également le mythe grecque des Amazones ou la sororité du Bene Gesserit dans les romans Dune de Frank Herbert.
N’avez-vous pas peur que nous finissions par demander des comptes à la fiction avec l’idée que celle-ci devrait toujours être le parfait reflet de la réalité ?
Comme toujours, nous constatons les avancées et les dangers au fur et à mesure. L’introduction de personnages LGBTQ+ devient parfois un argument de vente, par exemple chez Disney qui instaure désormais des quotas dans ses créations. Il y a également le phénomène du queerbaiting2 qui interroge.
Tout cela est ambigu car cela crée une ligne de conduite pour cocher les bonnes cases alors que sur le fond nous ne changeons pas de paradigme sociétal. J’avoue que j’ai toujours le sentiment que l’humanité va dans le bon sens sur ces questions même si les combats sont longs et parfois avec des retours en arrière.
Ma conviction est que les futurs créateurs feront cela sans même y penser. Dans ma prochaine BD, il y a des personnages aux physiques différents mais j’ai dû l’intellectualiser, sans me forcer pour autant. Or, dans dix ans, je suis certain que des jeunes auteurs ne réfléchiront même plus à ces sujets… Enfin et tant mieux !
2. Le queerbaiting consiste à laisser planer un doute, volontaire, sur la sexualité d’un personnage afin de sous-entendre qu’il n’est pas forcément hétérosexuel. (Retour au texte ↺)