Le plasticien Jérémy Gobé refuse de céder au pessimisme et croit plus que jamais en la puissance des émotions et de l’art pour bifurquer. Mieux encore, il s’inspire de la nature et de savoir-faire traditionnels pour proposer des œuvres… qui sont aussi des solutions concrètes à des défis écologiques décisifs pour notre avenir !
À travers ses créations, l’artiste participe ainsi à surmonter les catastrophes en cours, notamment celles touchant la biodiversité sous-marine. En 2017, il crée en effet Corail Artefact, un projet qui mêle art, science, industrie et éducation pour régénérer et sauver les barrières de corail.
Cette initiative singulière a déjà été récompensée à de multiples reprises notamment par le prix Planète Art Solidaire décerné par la maison Ruinart et Art of Change ainsi que le prix de l’Art sous la mer de la Fondation Jacques Rougerie en 2021. Et, autre succès majeur, l’artiste vient d’obtenir un premier brevet qui valide ainsi son approche artistico-scientifique !
Quelle sensation vous inspire le monde d’aujourd’hui ?
C’est une sensation ambivalente entre une inquiétude extrême et des opportunités magnifiques. Nous sommes véritablement sur un fil de funambule… à l’aube de grands bouleversements mais encore dans une phase marquée par des pertes de repères et de sens qui peuvent être très violentes.
Cela peut-il expliquer des réactions comme celles des militants de Dernière Rénovation qui jettent de la soupe sur des œuvres d’art (toujours protégées par des vitres en verre), comme les Tournesols de Van Gogh à la National Gallery ?
Ils ont très peur de l’avenir et se sentent acculés par les catastrophes en cours. Ainsi, je comprends le mal-être qui peut les toucher et les raisons pour lesquelles ils réalisent ces actions.
Force est de constater que si l’objectif est de faire parler de l’inaction actuelle, cela fonctionne très bien. En s’attaquant à des symboles, ils nous poussent également à réfléchir et font descendre l’art de son piédestal, ce qui est une excellente chose.
Néanmoins, au-delà du succès médiatique, je m’interroge sur l’utilité quant au changement de paradigme que nous devons aujourd’hui opérer. Je pense malheureusement que ces actions, souvent présentées dans les médias de façon décontextualisée, braquent les gens plus qu’elles ne permettent de rassembler.
À travers mes projets, je m’attache plutôt à proposer un nouveau modèle car je crois que l’art ne doit pas uniquement devenir un bouc émissaire ou, à l’inverse, un moyen de dénoncer ce qui ne va pas sans jamais proposer des solutions concrètes.
Dans ce contexte difficile, diriez-vous que l’art doit être du côté de l’action plutôt que de l’inspiration et l’espérance ?
Je ne sais pas car s’il faut parfois agir pour déclencher de nouvelles réflexions, il peut s’avérer préférable de commencer par penser un futur meilleur avant de passer à l’action… Ma préoccupation est de savoir comment trouver des espaces de liberté à une époque où nous avons le sentiment d’être au bord du précipice.
Et là, je crois qu’au départ de toute réflexion et de toute action, il y a des moteurs très personnels. Par exemple, mon admiration conjointe pour l’art contemporain conceptuel comme pour l’artisanat le plus utilitaire m’a amené à façonner des projets comme Corail Artefact.
En 2010, Jérémy Gobé crée des œuvres à partir de matières premières issues d’industrie en voie de disparition, comme celle de la dentelle. A la même époque, il chine régulièrement chez Emmaüs et tombe un jour sur des coraux. Il les étudie avec minutie et réalise des objets en les prolongeant avec différents matériaux.
Puis, en 2018, il participe au Festival International des Textiles Extraordinaires et découvre un point de dentelle aux fuseaux, le point d’esprit… Or, ce dernier ressemble parfaitement à l’un des squelettes coralliens qu’il utilise pour ses expérimentations ! C’est ainsi qu’il se demande si la dentelle ne pourrait pas être utilisée pour stimuler la régénération corallienne.
C’est le début de l’aventure Corail Artefact, d’autant que les scientifiques cherchaient depuis longtemps un support pour capter plus de larves… un support devant présenter trois caractéristiques : rugosité, souplesse et transparence. Or, la dentelle en coton répond non seulement à ces critères mais elle est biosourçable, biodégradable et biomimétique.
À partir de 2019, Jérémy Gobé fabrique des sculptures / structures de corail en béton écologique (le sable et le ciment sont ici remplacés par des matériaux biosourcés et renouvelables comme les fibres de bois, la chènevotte de chanvre, le miscanthus ou le lin).
Cette œuvre montre qu’elles sont propices à l’accroche, la fixation pérenne et la reproduction de cnidaires (famille regroupant coraux, anémones, méduses…), sans dégager aucune substance toxique. L’art rencontre la science et s’impose comme un moyen très efficace de régénérer les coraux.
Avec Corail Artefact, vous œuvrez à sauver les coraux. À une époque marquée par des bouleversements écologiques inédits, l’art doit-il forcément avoir une utilité ?
Forcément, non ! Chaque artiste cherche à définir ce qu’est l’art pour lui. C’est l’unique chemin pour trouver sa singularité.
Personnellement, pour avoir envie de créer et même de vivre, j’ai envie que mon art ait du sens, que cela apporte quelque chose au monde. J’associe la légitimité de mes œuvres à leur utilité… Ce qui peut être un gros mot dans le monde de l’art !
D’ailleurs, cette notion d’utilité est paradoxale car si habituellement l’art et la culture sont considérés comme accessoires à nos vies, lors de périodes de crise comme celle que nous avons vécue avec la pandémie de la Covid-19, les Français se sont offusqués que la littérature, le cinéma ou les musées n’aient pas été considérés comme des “biens essentiels”.
Dans le cadre de Corail Artefact, l’utilité se révèle même de façon plus tangible encore puisque les œuvres créées ont par exemple rempli des carnets de commandes d’usines en fermeture.
D’ailleurs, vous ne dissociez pas l’art, de la science, de l’industrie et de l’éducation…
Voir ces domaines comme des univers séparés est une erreur. Quand je suis dans des usines de confection avec des ouvrières et des ouvriers qui travaillent la dentelle, je vois bien qu’ils cherchent à créer des pièces qui soient à la fois fonctionnelles et belles.
Je considère également que les idées qui naissent de dialogues avec des aquariophiles, des ingénieurs, des artistes ou des chefs d’entreprise sont des œuvres d’art à part entière.
Ainsi, le premier brevet que nous avons obtenu avec Corail Artefact est un magnifique objet. Imaginez qu’il faut le rédiger dans le but d’être lu par tout un chacun… C’est complètement fou mais sublime à la fois ! C’est la preuve que nous avons réussi à trouver un langage commun.
Et d’ailleurs, pour leurs travaux, les scientifiques plongent dans la littérature. Pour leurs faits d’armes, les militaires obtiennent des décorations.
Je pourrais multiplier les exemples pour démontrer que tous ces mondes se parlent en permanence et bien plus que nous l’imaginons. Je suis passionné par la recherche et la création d’un langage commun, moyen unique de changer le cours des choses.
Pour Corail Artefact, la beauté des couleurs des coraux a même été à l’origine de découvertes permettant de faire progresser la compréhension des mécanismes biologiques de ces écosystèmes. L’intuition artistique est-elle encore trop souvent dévalorisée par rapport à la connaissance scientifique ?
J’ai pris la beauté au sérieux ! Je n’ai pas simplement regardé les couleurs avec des lunettes esthétiques mais comme une variable scientifique pertinente à analyser.
Si au début, certains scientifiques ont pu me reprocher d’y accorder une importance démesurée, en pensant que j’étais victime de mon biais d’artiste, nous avons découvert par la suite que toutes ces couleurs nous disent des choses sur la vie et le fonctionnement des coraux.
De façon plus générale, nous continuons de séparer les émotions des faits, a fortiori des faits scientifiques… Or, de nombreux travaux scientifiques prouvent que nous sécrétons des molécules en fonction des émotions ressenties ou des actions que nous entreprenons… Les émotions sont également des faits !
Votre vision du monde est-elle animiste ?
Oui, je crois que nous devons envoyer des messages positifs à la nature si nous avons envie de vivre en symbiose avec elle et à ses côtés. Même si ce paramètre demeure très difficile à quantifier, il joue pour moi un rôle essentiel.
Prenons une personne victime d’une maladie grave. Sa rémission sera plus ou moins rapide selon qu’elle est entourée par ses proches par exemple. Le taux de résilience d’un humain est ainsi lié, en partie, au contexte familial et amical. Les liens d’amour et d’amitié agissent !
C’est pareil pour le taux de résilience de la nature. Je pense ici aux travaux du japonais Masaru Emoto qui a mené des expériences où avant de cristalliser de l’eau, il lui parlait, lui transmettait des émotions ou lui faisait écouter de la musique.
Il a ainsi observé que si les vibrations partagées étaient positives alors la formation des cristaux d’eau était harmonieuse. Et inversement, si les ondes envoyées étaient négatives, les cristaux étaient altérés et difformes.
Dans l’une des conférences TED les plus visionnées de l’histoire, Qu’est-ce qui fait une vie réussie ? Leçons de la plus longue étude sur le bonheur, Robert Waldinger, psychiatre et professeur à l’École de médecine de l’université Harvard, démontre que de bonnes relations avec nos proches sont source de bien-être. Directeur d’une étude d’une durée de 75 ans sur le développement adulte, il précise que ces relations profondes protègent notre corps et notre cerveau.
La pensée de Jérémy Gobé fait écho à celle du philosophe allemand Hartmut Rosa qui développe le concept de “relations responsives”. Il affirme en effet que pour mieux comprendre et ressentir le monde, nous devons nous laisser toucher par un objet, une œuvre d’art, une personne ou un paysage et qu’en retour, en exprimant une émotion, nous pouvons à notre tour les toucher et tisser une relation forte avec eux.
Cette vision, loin de se résumer à un animisme superficiel ou à des actes de superstition, souligne plutôt que nous faisons partie d’un Tout. Dès lors, nous influençons et nous pouvons influencer tous les éléments qui composent ce Tout.
N’est-ce pas difficile d’être à l’écoute du corail, d’entrer en résonance avec lui, en sachant que la majorité d’entre nous ne le verra jamais au cours de sa vie ?
Nous pouvons tisser des relations avec tout ce qui nous entoure, j’en suis convaincu et cela passe en effet par l’expression de nos émotions.
Pour parler du corail, rassurez-vous, je ne suis pas un plongeur et j’ai même peur de l’eau ! Je suis fasciné par cet être vivant car je le trouve beau et que j’aurais adoré inventer toutes ces formes, ces structures, ces couleurs…
Parallèlement, je suis émerveillé par son utilité et le rôle décisif qu’il joue pour faire face aux bouleversements écologiques en cours. C’est l’une des premières espèces apparues sur Terre et nous estimons aujourd’hui que 50% des espèces présentes dans la mer vivent grâce au corail.
Il crée un habitat et il sédimente le sol. Nous parlons également de barrières de corail car il protège les littoraux en cas de tempêtes. Il freine également la montée des eaux si bien que si les coraux disparaissent, des millions de personnes verront leurs lieux de vie détruits et devront se déplacer.
Enfin, il capte le CO2 présent dans l’atmosphère et le transforme en oxygène… bien plus que la forêt amazonienne ! Nous respirons littéralement grâce aux coraux.
Cette empathie avec ce qui nous entoure peut-elle être enseignée ?
Je crois que l’école devrait davantage être une école de la vie, nous apprendre à être et devenir un être humain. L’éducation traiterait ainsi de choses primordiales comme le fonctionnement du corps et du cerveau.
Ensuite, il faudrait développer son empathie vis-à- vis de soi, des autres et du monde. Si nous avions ces connaissances comme piliers alors nous pourrions plus largement être moteurs d’une société meilleure.
Par exemple, l’empathie vis-à-vis de son corps est essentielle car elle donne confiance et permet de jouir d’une plus grande liberté d’action et de réflexion.
Considérez-vous que vous réalisez de la bio-ingénierie et comprenez-vous les critiques de ceux qui affirment que l’Homme joue encore à l’apprenti sorcier en utilisant des technologies pour réparer le vivant ?
Déjà, je voudrais dire que la bio-ingénierie devrait être considérée comme la normalité ! Nous devons nous inspirer du vivant afin de retrouver notre place au cœur de la nature, non pas comme maître et possesseur, mais à égalité avec toutes les autres espèces.
La bio-ingénierie devrait être qualifiée d’ingénierie… tout court, sous-entendu de bonne ingénierie ! Et l’ingénierie qui va à l’encontre de la nature devrait être qualifiée d’anti-ingénierie ou de mauvaise ingénierie.
C’est celle qui régit aujourd’hui notre monde car, en développant une ingénierie qui n’utilise pas des énergies renouvelables par exemple, nous nous tirons une balle dans le pied. Il faut inverser notre paradigme actuel.
De la même façon, dans les grandes surfaces, il faudrait plutôt identifier les pommes qui ne sont pas biologiques pour les stigmatiser et ne mettre aucune mention sur les pommes biologiques !
Ensuite, toujours en gardant en tête la vision que je viens de développer, je ne considère pas que l’action de l’Homme soit nécessairement néfaste. Tout dépend du but pour lequel nous décidons d’intervenir au sein de la nature et des écosystèmes.
En cela, c’est un sujet politique de premier ordre. Nous sommes à une époque où, pour faire face aux défis actuels et à venir, nous allons parfois devoir agir et intervenir.
Or, si la nature évolue principalement par des processus d’erreurs et d’essais, au fil de bugs successifs, nous avons la possibilité, par le rôle unique que nous avons parmi les vivants, de réaliser des développements qui peuvent nous faire bifurquer, plus rapidement et efficacement.
Ce sont des choix très complexes qui doivent être concertés en travaillant main dans la main avec les artistes, les scientifiques, les chercheurs, les chefs d’entreprise…
Je prends souvent l’exemple des bio-polymères qui font aujourd’hui l’objet de nombreuses recherches. Ils ont été développés en même temps que les produits pétroliers. Henry Ford avait même fait une voiture en résine de chanvre !
Mais il y a eu la Première Guerre mondiale et il a fallu produire en très grande quantité… Le choix a ainsi été fait d’utiliser du plastique. Mais ce fut un choix délibéré ! Nous avons choisi la mauvaise ingénierie… Nous devons aujourd’hui développer et imposer la bio-ingénierie.
En 2022, au cœur de la Gare Saint-Lazare à Paris, dans le cadre d’un Hors Les Murs de la Biennale Révélations à l’invitation de SNCF Gares & Connexions, Jérémy Gobé réalise une installation dénommée Coalition.
Ce terme renvoie aux nombreuses compétences et disciplines rassemblées pour réaliser un voilage dont la forme s’inspire du corail Diploria labyrinthiformis, appelé communément “Cerveau de Neptune”. Tissé par l’entreprise Solstiss, fabricant traditionnel de dentelle mécanique de Caudry dans le Nord de la France, inscrite au patrimoine vivant, le fil bleu reprend les couleurs naturelles du corail.
Pour mettre en lumière le rôle écologique du corail, un second voilage capable de dépolluer l’air grâce à un procédé actif liquide appliqué sur ce dernier, capturant et détruisant les éléments polluants présents dans l’air, a été ajouté. Résultat de deux ans de développement, il symbolise parfaitement la démarche de bio- ingénierie et d’innovation dans laquelle s’inscrit l’artiste.
Ces choix concertés avec une vision commune à même de rassembler toutes les disciplines n’est-elle pas une éternelle utopie ?
Peut-être que face aux ruptures et chocs écologiques, nous allons réussir à créer un projet de société dépassant les principaux antagonismes, qui sait ?
C’est peut-être une utopie mais je ne peux pas refuser d’y croire sous prétexte que cela n’ait jamais été réalisé. Il faut essayer de dépasser l’absurdité et le cynisme.
Par exemple, pendant très longtemps les coraux étaient restaurés avec du béton, du plastique et de la colle époxyde. Réparer les coraux partait du bonne intention mais nous le faisions avec ce qui les tue.
Aujourd’hui, j’espère pouvoir contribuer à les sauver autrement, j’y crois et c’est possible !