Enki Bilal est l’un des artistes français contemporains les plus reconnus. Il est le scénariste et le dessinateur d’une vingtaine de bandes dessinées et livres à succès. Star du neuvième art, auteur d’une œuvre graphique hantée par des villes ravagées et des visages marqués, le travail d’Enki Bilal a été consacré par le Grand Prix de la Ville d’Angoulême, plusieurs expositions au Louvre, au Musée des Arts et Métiers, à la Biennale de Venise, au Musée de Tokyo ou à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Aujourd’hui, un dessin de Bilal se vend au prix d’une statue d’Hans Arp, d’une belle gouache de Magritte, voire d’une statue de Niki de Saint-Phalle.
Quelle serait pour toi la première exigence pour tenter de s’en sortir ou au moins tenter de bifurquer ?
Modestement, je dirais qu’il faut combattre la pensée simpliste et toujours viser la complexité. L’ambition peut être modeste mais elle doit être la boussole de l’humanité. C’est la raison pour laquelle mes œuvres font la part belle à l’hybridation, à la transformation et aux relations entre le passé, le présent et l’avenir. J’essaie de montrer les intrications et les enchevêtrements entre les choses. C’est une lutte permanente et non un état que l’on atteint à un moment donné.
C’est d’ailleurs ainsi que je conçois mon rôle en tant qu’artiste, en prenant en compte cette complexité et en adoptant une vision globale sur le monde. Disons que je ne m’assigne pas cette tâche précisément mais je pense que l’artiste est le monde s’il parvient à faire cela.
Il s’exprime en son nom bien sûr mais il le fait aussi au nom du grand mystère de la vie, des premières origines aux contrées lointaines du futur en passant par tous les événements que nous vivons, ici et maintenant. C’est une conscience que je garde toujours en moi. Et je me rends compte que l’os que j’ai envie de ronger c’est celui du monde, dans sa complexité et dans sa globalité. Difficile de dire pourquoi et d’où cela vient.
Je me souviens que ma fascination pour H. P. Lovecraft est par exemple liée à la cosmogonie et à la cosmologie qu’il a su développer. Toute ma démarche est un combat contre une pensée et une conception du monde qui seraient simplistes et binaires. D’ailleurs, je ne crois pas à l’atteinte de vérités uniques et immuables.
Ainsi, dans mes œuvres, tout est une question de nuances, de fausses pistes, de faux-semblants, d’illusions. Je peins la complexité, seule façon d’essayer de comprendre le monde, ce qui nous arrive, et peut-être qui nous sommes vraiment.
Cette idée d’embrasser la complexité est peut-être une forme d’éthique que je me suis forgée moi-même, je ne sais pas… Ce qui est certain c’est que je n’aime pas chez l’humain la malhonnêteté intellectuelle, cette disposition de l’intelligence à masquer les choses plutôt qu’à essayer de les comprendre. Pour prendre un exemple trivial, je déteste le questionnaire de Proust. Je déteste ce genre d’artifices qui simplifient la pensée à outrance.
Encore une fois, aujourd’hui j’ai le sentiment que le réductionnisme intellectuel s’impose partout, cela fait des ravages. Cela ne veut pas dire que tout ce que j’avance est la vérité mais j’essaie de faire honneur à notre intellect en m’efforçant de réfléchir au monde qui se présente à moi.
Comment vois-tu les choses sur le plan culturel ?
Quand je vois toutes les actions menées au nom de la cancel culture, j’ai peur. J’ai peur car je n’oublie pas que lorsqu’une dictature arrive au pouvoir, la première chose qu’elle fait, c’est d’écarter certains écrivains et artistes ou de choisir quelles sont les œuvres autorisées et quelles sont celles à éliminer.
Or, ce qui est nouveau c’est que cette fois-ci, ce n’est pas nécessairement le gouvernement politique en place qui agit en ce sens, en tout cas pas en France. Ce sont certaines personnes et certaines communautés qui jouent aujourd’hui ce rôle.
Au rythme auquel vont les choses, je m’attends, d’ici quatre ou cinq ans, à vivre dans une société où les imaginaires seront fortement proscrits. L’imaginaire sera l’ennemi public numéro un. Il faut dire que c’est un suspect idéal puisqu’il est le garant de la liberté, du vagabondage, de l’irrévérence et de l’autonomie intellectuelle.
Or, quand la volonté est celle d’un contrôle strict, voire d’une imposition coercitive d’idées ou de croyances, alors ces valeurs doivent disparaître au plus vite. En toute honnêteté, si je devais attendre le retour d’une dictature, j’aurais imaginé que celle-ci soit politique ou économique. Je me suis lamentablement trompé, c’est bel et bien une dictature culturelle qui se met en place !
De façon corollaire, la mémoire est également en grand danger. D’ailleurs, il n’y a aujourd’hui plus aucun devoir de mémoire car la cancel culture fait un tri de la mémoire des hommes… et des femmes, bien sûr.
Au nom de quel principe faudrait-il garder tel souvenir plutôt qu’un autre ? Toute mémoire n’est pas reluisante et ne nous présente pas sous notre meilleur visage, mais je crois qu’il faut apprendre à regarder en face ce que nous avons fait et ce que nous sommes. Vouloir « gommer » est très dangereux.
Quand je vois les débats pour savoir quelle statue il faudrait déboulonner et au nom de quoi, c’est ubuesque ! Nous ne devons pas oublier notre passé, il faut l’interroger et y revenir constamment. Je dirais même qu’il faut encore croire qu’il peut nous apprendre des choses sur aujourd’hui et demain. C’est un combat qui commence maintenant pour sauver notre culture.
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La liberté artistique est-elle aujourd’hui menacée ?
Pour être le monde, il faut jouir d’une liberté absolue, une liberté pure. C’est la seule façon à mes yeux d’avoir une vision, c’est-à-dire de proposer une grammaire du monde, avec ses règles et ses exceptions. Cette démarche est inattaquable.
Bien sûr, mes albums de bande dessinée peuvent tomber des mains de certaines personnes. Le lecteur peut détester ce que je fais, ou au contraire adorer, mais en aucun cas dire c’est bien ou c’est mal. Mon indépendance est tout ce que j’ai de plus cher, la chose à défendre coûte que coûte.
L’indépendance c’est être capable de penser par soi-même, de s’arrêter sur un sujet et de se demander ce que l’on en pense, véritablement. Aujourd’hui, avec le flux ininterrompu d’informations qui ne cesse de circuler, la tâche est ardue. Il faut éviter de penser par procuration.
Le meurtre de Samuel Paty est un traumatisme d’une immense violence. Un traumatisme qui risque de se répéter, malheureusement. Je ne suis pas un dessinateur comme ceux de Charlie Hebdo ou Hara-Kiri mais je suis leur frère. J’admire ce qu’ils font. Cette irrévérence noble. Ce talent pour tordre l’actualité, pour la violenter, je dirais même pour la violer parfois.
Ce sont des compagnons de l’audace, de l’humour gras, des blagues foireuses. On peut trouver que ce n’est pas toujours bon mais c’est la loi du genre, c’est salubre, et il y a de la vie dans ce qu’ils font. À travers cet événement, c’est donc toute la liberté d’expression qui est en sursis. Un combat de tant de siècles…
Je pense véritablement que selon la réponse que nous formulons face à une telle attaque, nous faisons un choix de civilisation. D’un côté, ceux qui veulent museler cette liberté d’expression, qu’importe au nom de quelles idéologies, religions ou desseins politiques.
De l’autre, ceux qui veulent la défendre comme ce qu’ils ont de plus cher. La fracture est là et elle est en train de scinder notre monde. Alors, comme tous ceux qui les soutiennent, je dis à Charlie Hebdo de continuer tous azimuts car ils expriment une vitalité qui doit demeurer indestructible. Nous ne devons pas baisser la garde et reculer. Nous sommes du côté de la vie !
Comment retrouver un lien écologique au monde ?
Je préfère le terme de planétologie à celui d’écologie car il dit plus immédiatement encore le défi auquel nous faisons face et la posture au monde que nous devrions adopter : la défense de la planète tout entière. La planétologie, c’est pour moi l’idée selon laquelle la planète doit être l’étalon avec lequel on juge toute idée ou action.
La planète sera notre juge de paix. C’est pourquoi la planétologie est avant tout humaine, au sens où les sujets de la pollution, de l’extinction massive d’espèces animales ou du dérèglement climatique doivent nous prendre aux tripes.
Ce n’est pas parce que ces phénomènes se produisent à l’autre bout du monde ou ignorent les frontières qu’ils ne sont pas de notre responsabilité. Je crois d’ailleurs que la planétologie devrait être un enseignement scolaire obligatoire dès le plus jeune âge. Il faut développer ce lien à la nature et le renforcer sans cesse pour l’endurcir.
Allez tiens, un peu d’utopie ! Imaginons que dans un futur proche je sois le ministre de l’Éducation de tous les pays, ce qui sous-entend déjà qu’il y aurait un gouvernement mondial. Ma première mesure serait de rendre la planétologie obligatoire à l’école. Ce cours aurait pour objectif d’expliquer ce qu’est la planète Terre.
Les professeurs montreraient aux élèves sa petitesse et sa fragilité dans le cosmos qui nous entoure. Ils leur diraient que c’est notre unique lieu de vie, que si nous la détruisons, il n’y a pas de plan B. Ils partageraient cette leçon que la planète est notre maison, la seule que nous ayons.
Et puis, peut-être que pour les plus chanceux, grâce à un fou comme Elon Musk qui sera encore là, probablement avec une barbe blanche, ils pourraient faire un tour de la Terre pour mieux apprécier l’offrande qu’elle nous fait, celle de nous accueillir, de nous tolérer.
La planétologie est une relation viscérale au monde qui nous entoure. Tant que nous n’aurons pas cette idée chevillée au corps, dans nos pensées et nos actions, il sera très difficile de s’en sortir.
Quel est le rôle de la science-fiction pour l’éducation de la jeunesse ?
L’éducation doit l’emporter sur tout. Une éducation universelle pour tous dès le plus jeune âge, non sectaire, non obscurantiste. Donc, exit les religions. Qu’elles restent dans les sphères privées. C’est la priorité des priorités, cela l’a toujours été mais je crois que nous l’avons un peu oublié aujourd’hui. En développant cette exigence de l’ouverture sur le monde, de l’humain, du respect de la nature, tout deviendrait ensuite beaucoup plus facile.
J’ai toujours défendu la création artistique et en particulier la science-fiction. Je suis désolé de le dire mais pour moi certains textes de science-fiction dépassent largement des œuvres adoubées par la « culture officielle ». Je le dis et je l’assume !
Imagine un peu un professeur de français qui aurait compris que les enjeux à venir ont des réponses pertinentes chez Asimov, Lovecraft, Philip K. Dick, H. G. Wells ou aujourd’hui Damasio, et qui mettrait ces textes au programme plutôt que Hugo, Proust ou Zola…
On a souvent considéré que la science-fiction n’était pas à la hauteur du monde culturel, or aujourd’hui, on voit les clés de compréhension incroyables qu’elle donne. Pour moi, cette littérature est une façon pertinente de regarder le monde, de penser ce qui nous arrive.
J’ajoute même que je suis convaincu que la science-fiction permet de porter un regard acéré sur le monde, un regard politique, au sens où elle a les deux pieds ancrés dans le réel à tel point que parfois celui-ci nous revient à la figure !
Pour consulter l’entretien complet d’Enki Bilal au-delà de ces quelques extraits, découvrez le livre L’Homme est un accident aux éditions Belin.