Catastrophe est un groupe de six personnalités – Pierre, Blandine, Arthur, Bastien, Pablo et Carol – dont la musique jaillit d’une imagination débordante et d’un feu d’artifice d’inspirations, de Kendrick Lamar à Brigitte Fontaine en passant par Jacques Demy et Arcade Fire.
Fidèle à leur leitmotiv, « Tout pourrait être autrement », ils ne cessent d’inventer des créations décalées et insolites comme leur projet GONG!, une comédie musicale sur la forêt, les smartphones et le temps qui passe… un moyen jubilatoire de penser et d’appréhender l’époque avec un regard poétique, drôle, érudit.
S’il ne devait y en avoir qu’une, quelle sensation vous inspire le monde d’aujourd’hui ?
Une sensation d’inquiétude : le clignotement des voitures, des smartphones, des panneaux publicitaires, les bip de notifications qui interrompent les conversations et le fil de la pensée.
La rareté du silence, ou le fait qu’il se change en produit de luxe, par exemple à l’aéroport Charles-de-Gaulle, où seuls les salons classe affaire sont dépourvus d’écrans criards et de publicités sur les murs, tout cela crée à la fin des palpitations intimes.
Le règne des stimuli et de la déconcentration. Nous devenons nous-même des créatures clignotantes. Mais peut-être que certaines musiques, ou certaines lectures, nous aident à retrouver un temps long, plus apaisé et continu.
Peut-on nommer un groupe Catastrophe et célébrer la fête ?
Célébrons-nous la fête ? Je ne sais pas. Nous nous réjouissons de pouvoir, encore, faire de la musique à plusieurs, ça c’est certain. Mais nous ne prônons rien. Nous essayons d’être au plus proche de nous-mêmes, de nos inquiétudes et de nos élans.
Le groupe s’appelle Catastrophe parce que c’est un mot qui amuse les enfants et effraie les adultes, parce que c’est un mot grave dont on peut déjouer le sens, parce que c’est un mot du XXIe siècle, mais aussi parce que c’est un mot qui résonne de manière intime, comme un morceau de musique.
Dans notre groupe, nous tremblons facilement, mais les tremblements sont la preuve que nous sommes encore vivants. Tant que ça tremble, ça vit, ça peut même se mettre à danser.
Diriez-vous qu’une exigence pour l’avenir serait, à la suite de Jean-Luc Nancy, d’embrasser la notion de catastrophisme éclairé1 ?
Sans doute, oui. À échelle individuelle, c’est quand nous prenons conscience que nous sommes mortels que nous nous mettons à agir, du mieux que nous pouvons, dans le temps qui nous est imparti.
La même logique peut s’exercer à échelle collective, considérant la terre comme un organisme mortel, dont nous sommes responsables. Après, bon, en tant que groupe de musique, nous ne prétendons pas penser en philosophes ni en militants.
Nous essayons, bien plus humblement, de créer des choses de la manière la plus éveillée possible, tant qu’il est encore temps, sans se laisser paralyser par l’idée que tout a déjà été fait et que le pire est à venir.
1. Jean-Luc Nancy définit le catastrophisme éclairé comme le fait que la catastrophe peut arriver, mais qu’elle n’est pas certaine. Il faut l’envisager pour se comporter dès aujourd’hui le plus rationnellement possible. Il écrit dans son ouvrage La peau fragile du monde : « Il n’y a rien de catastrophique ni d’apocalyptique à penser que l’existence comme telle peut être portée devant sa propre fugacité et finitude. C’est même là qu’elle prend sa valeur infinie, unique et insubstituable. » (Retour au texte ↺)
Dans leur livre et album, La nuit est encore jeune, Catastrophe déambule en somnambule en associant chaque heure de la nuit à une chanson. Il s’agit pour le groupe de se faire les sismologues d’une génération à l’écoute du réel, pour le meilleur comme pour le pire.
Extrait : « Pour beaucoup d’entre nous, l’idée même de résignation est obsolète, et nos vies, ces anecdotes uniques et non reproductibles, nous aimerions en faire des paris. Après la sidération du siècle achevé, l’avènement des cultures de masse, le nihilisme et les cendres, nous renaissons aujourd’hui, vulnérables et attentifs à ce qui pourrait arriver dans un monde brutalement rappelé au tragique, où il n’y a pas une seconde à perdre. Tout change à chaque instant : c’est une chance. »
Êtes-vous sensible à cette phrase de Bernanos : « La plus haute forme de l’espérance est le désespoir surmonté » ?
C’est une belle phrase, mais je ne sais pas si nous croyons à l’espérance. Nous croyons au travail, pas à pas, aux pieds que nous mettons l’un devant l’autre chaque matin. Aux morceaux, aux images, aux idées, non pas que nous espérons mais que nous construisons.
Dans un monde que l’on dit sans espoir, nous essayons de continuer à faire des choses, sans forcément attendre de grand soir. De ne pas laisser la sidération gagner la partie. De déjouer la fatalité que nous éprouvons en soi-même. Faire avec le réel, pas contre lui.
Nous préférons essayer de faire exister des choses plutôt que de regretter ce qui aurait pu être. Nous sommes résolus à bricoler, comme nous pouvons, même mal. Au risque du ridicule, nous préférons essayer d’agir ici et maintenant, sans espoir ni désespoir, dans ce monde, plutôt que regretter son double.
Nous sommes attachés au réel, au sens où Clément Rosset en parle dans ses livres, au réel et à sa musique, jusqu’à dans ce qu’elle peut avoir de plus tragique. Notre espérance tient ainsi à la pratique. Ou plutôt, nous n’espérons pas : nous fabriquons. Patiemment, du mieux que nous le pouvons.
Toujours dans La nuit est encore jeune, Catastrophe partage ce qui pourrait être une philosophie de l’action : « Le réel n’est pas un musée, et nous ne voulons pas nous satisfaire de toucher le monde avec les yeux. Nous voulons le prendre à bras-le-corps et nous salir les mains. » L’action devient alors un mode de pensée et d’expression hautement viral. Sur scène et dans les clips, les corps de Pierre, Blandine, Arthur, Bastien, Pablo et Carol s’activent – au risque d’un ridicule assumé – pour transmettre un élan qui donne envie de soulever des montagnes.
Pensez-vous que les jeunes générations sont aujourd’hui bordées par l’Histoire ? Que leur champ des possibles est devenu un champ de bataille ?
C’est, en tous cas, comme si la jeunesse n’avait plus le choix de l’irresponsabilité. On se permet le no future quand on sait qu’on en a un, de futur, comme certains jeunes, parce qu’ils savent que leurs parents ont de l’argent, peuvent romantiser la précarité.
Quand le futur est incertain, par bien des aspects repoussant, on travaille à le rendre un peu plus désirable, c’est en tous cas comme ça que nous comprenons les soulèvements des lycéens un peu partout en Europe et ailleurs.
Là où les générations d’avant travaillaient pour s’assurer individuellement un avenir (études, épargnes, etc.), dans ce que tu appelles un « champ des possibles », la nouvelle génération travaille surtout pour assurer un avenir collectif : ce n’est plus tant avoir économiquement de quoi vivre soi, seul, qui inquiète, mais c’est préserver un monde où il est possible de vivre, tout court.
Un monde où la température de l’air est soutenable, où les abeilles n’ont pas disparu, mais aussi un monde civilisé, c’est-à-dire un monde où la société prend en charge les plus vulnérables, où ce n’est pas la stricte loi du plus fort qui l’emporte.
Chez Sartre et Simone de Beauvoir, la liberté est angoissante. Nous nous infligeons volontairement la soumission car la liberté, qui nous rend responsable de tous nos actes, est à l’origine d’une profonde angoisse. Ne pensez-vous pas que la majorité des gens est prête à sacrifier sa liberté pour vivre paisiblement ?
Sans doute ! Il y a un livre super – et complexe ! – à ce sujet, qui vient de paraître. De la liberté, de Maggie Nelson, qui avait écrit le génial Les Argonautes. À la fin de ce nouvel essai, très touffu, l’autrice rappelle la parenté terrible qui unit l’angoisse et la liberté.
Au fond, très peu d’entre nous souhaitent vraiment être libres, ni même penser par eux-mêmes car le vertige éprouvé est un prix trop lourd à payer. Mais pour qui sentirait toutefois en soi ce petit frisson – et si je ne me comportais pas comme on attend de moi que je le fasse ? Et si j’osais un geste nouveau, une idée neuve ? – pour qui sentirait en soi cette infime tentation là, des œuvres peuvent servir de déclic.
En écoutant certains morceaux de musique, en lisant certains livres, il arrive qu’on ose des choses. À la fin de nos concerts, il arrive que des gens nous disent qu’ils n’avaient jamais osé danser et qu’ils s’y sont soudain livrés. Ou bien que notre musique les a accompagnés dans un changement de métier, une démission, un choix important. Bien sûr, c’est minime, mais voilà ce que nous essayons de faire, rappeler qu’on peut être plus libre dès à présent, aujourd’hui plutôt que demain.
Dans une tribune parue dans Libération, vous écriviez que si tout est fini, tout est permis. Pensez-vous que de plus en plus de gens prendront des risques à mesure que le futur s’assombrit, en raison notamment des bouleversements écologiques ?
Ce serait en tous cas plus vivant que l’idée de se terrer avant l’heure. Mais, au risque de nous répéter, nous ne pensons pas que tout est fini, ni que le gouffre est certain. En fait, nous n’en avons aucune idée.
Tu fais référence au titre d’un texte paru il y a 6 ans maintenant, et dont l’idée de fond n’a pas forcément bien été comprise, ou pas bien été exprimée : nous ne savons rien de ce qui adviendra dans les prochaines années, nous ne sommes ni scientifiques ni devins.
En revanche, nous pensons que certains discours paralysent, et qu’il ne sert à rien de s’interdire de suivre ses désirs les plus profonds, ni d’agir ou de penser par peur. C’est tout bête : on essaye de n’être pas paralysés mais plutôt de continuer à proposer des choses. Des évènements qui viennent enrayer, ou vitaliser, le fatalisme ambiant.
N’êtes-vous pas prisonniers d’une rhétorique que vous affirmez être à contre courant mais qui en réalité relève de la bien-pensance ? Par exemple, n’est-il pas facile d’appeler à la liberté quand la France est, quoi que nous en disions à longueur de journée, un pays qui la défend ?
Nous n’affirmons pas être à contre-courant, et nous fichons un peu des courants et des mots écrans et railleurs comme celui de « bien pensance ». Bien sûr que la France est un pays qui défend la liberté, bien sûr que c’est une chance et un privilège. On le sait. On sait aussi que cette chance et ce privilège ne sont jamais acquis pour toujours mais toujours à réactualiser, à défendre, à protéger. Et donc ?
À notre échelle, artistique, on essaye de faire la musique la plus libre possible, on crée des images qui nous surprennent, on essaie de réactiver des zones éteintes ou menacées en nous. Tout cela est minuscule mais pour nous important. Après quoi : on ne prétend rien révolutionner au niveau global !
La candeur, l’humour et l’insouciance sont-elles des valeurs disparues, vestiges des temps anciens ?
Nous ne l’espérons pas. Sans doute qu’il est plus difficile aujourd’hui de trouver des espaces publics d’insouciance, d’humour et de candeur, mais cela se trouve, cela s’invente. Nous sommes convaincus qu’il y aura toujours de la place pour la légèreté, de même qu’il y en aura pour la séduction, le charme et le jeu.
Le climat de responsabilisation et de défiance actuel n’est pas, à première vue, le plus propice à la gaudriole, et pourtant un humour nouveau émane déjà de tout ça. On a vu fleurir sur internet, pendant le confinement, un type de mèmes particulièrement cyniques et drôles, notamment autour de la « Coffin Danse », cette chorégraphie funeste d’un groupe ghanéen de porteurs de cercueils, qui exécutent des mouvements absurdes pendant les funérailles si la famille du défunt le désire (et les paye).
Au Brésil, où le covid-19 frappait fort, un panneau d’affichage représentant les porteurs dansant avec le cercueil avertissait même : « Restez à la maison ou dansez avec nous. » L’humour ne vise pas à dissimuler la réalité mais à la dénuder, à faire la jonction entre l’intime et le social, le visible et le caché. Et quand la réalité se fait inquiétante, opaque, il y a plus à dénuder que jamais : l’humour redevient cathartique, il soulage les inquiétudes en les révélant.
La numérisation du monde n’empêche-t-elle pas toute forme d’empathie ?
La question est sans doute trop générale, il faudrait contextualiser. Sur internet beaucoup de solidarités se tissent, par exemple. Mais bien sûr que nous observons, sur les réseaux sociaux notamment, des comportements terrifiants.
La quête, narcissique, non seulement d’avoir raison contre l’autre, contre celui qui ne nous ressemble pas, mais de le supprimer. De désigner, dans tous les camps, des salauds, des salopes (!), pour toute la vie. Ce besoin de terrasser la différence – de la tuer -, nous attriste et nous mobilise.
Nous croyons que les salles de spectacle, par exemple, sont parmi les rares endroits restants où l’on est amenés à côtoyer des gens qui ne nous ressemblent pas, à vibrer avec des inconnus, à exercer, aussi, quelque chose comme une présence démocratique.
Ivan Illich évoquait, au côté de l’histoire du progrès, la nécessité de partager une histoire des pertes. Il souligne qu’au fur et à mesure, les techniques et les technologies ont fait disparaître certaines perceptions olfactives ou encore l’autoperception de nos corps. Pensez-vous que l’empathie fera bientôt partie de cette histoire des pertes ?
C’est une idée forte ! Nous ne sommes toujours pas devins (décidément), mais peut-être pouvons-nous garder cette menace en tête et, chaque jour, à son niveau, travailler à ce que ça ne soit pas le cas, en commençant par écouter et s’intéresser à ceux/celles qui ne nous ressemblent pas d’emblée ?
Éprouvez-vous une forme de solastalgie, une mélancolie du futur, ou bien une éco-anxiété ? Si oui, comment celle-ci change-t-elle votre regard sur le monde ?
Nous avons composé un morceau qui s’appelle Solastalgie dans notre dernier disque, donc oui, nous éprouvons la mélancolie de nous dire que le monde tel que nous ne connaissons pourrait disparaître, comme ont disparu des civilisations avant la nôtre, mais aussi, plus prosaïquement, comme ont disparu les cabines téléphoniques et les pogs.
Nous éprouvons, de manière générale, une mélancolie liée à la disparition des mondes, une mélancolie liée au temps qui passe. Le temps, c’est le nerf de la guerre en musique. Et si ça change notre regard, c’est en le rendant plus actif, plus attentif. Nous gagnons en acuité quand nous nous sentons, et que nous nous savons, menacés : regardons-bien ce que nous avons autour de nous, les gens et les choses, faisons de la musique ou des images, rendons-nous présents au présent, et célébrons la vie qui passe… tant qu’elle est encore là.
Dans l’album GONG!, Catastrophe chante dans l’un des couplets de sa chanson Solastalgie :
L’univers continuera sans nous.
Et les villes deviendront des forêts.
Sous la terre, des églises et des tours.
Des mystères, souvenirs de nous.