Repenser radicalement notre relation au monde
Entretien avec Élise Morin
En interrogeant notre relation à l’invisible, à nos modes d’existence ou à nos territoires, Élise Morin s’attache à changer notre perception d’un monde que l’humanité a abimé et souillé.
Élise Morin développe une pratique interdisciplinaire ancrée dans la pensée écologique qui interroge notre relation au visible et aux modes de coexistence.
Ses dispositifs de conception et de production génèrent des collaborations avec des scientifiques, des communautés locales, des ingénieurs, des musiciens, des philosophes. Le choix de lieux et de milieux spécifiques sont des composantes intrinsèques de son travail. Ils permettent d’engager une réflexion sur la relation qu’entretient la création au bien commun, sur le rôle de l’esthétique dans la compréhension d’autres perceptions d’un monde terrestre abîmé.
Élise Morin a notamment exposé en France au Cent-quatre, au Jeu de Paume, au Grand Palais, au Musée d’art contemporain de la ville de Bucharest, de Moscou, Pékin et Tokyo. Elle a été formée à l’enseignement de l’école Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, de la Central Saint Martins College de Londres, puis de la Tokyo National University of fine arts à Tokyo.
Sans fatalité et avec courage, Élise Morin fait du moche, de la pollution et des dégâts causés à la Terre sa matière première.
Avec la biologiste Jacqui Shykoff, Élise Morin s’est rendue dans la forêt rouge, située à 1 kilomètre de la centrale nucléaire de Tchernobyl. L’artiste conçoit alors une plante mutante, la M plant, capable de rendre visible la radioactivité, phénomène physique invisible pour l’être humain.
Avec l’apparition de tâches de couleur sur ses feuilles, la plante devient un compteur Geiger naturel que le public peut expérimenter, entre réalité et virtualité, grâce au dispositif associé Spring Odyssey VR. Ce travail pose une question qui traverse toute la création de la plasticienne : comment pouvons- nous vivre et survivre sur une Terre si endommagée ?
Une autre réflexion d’Élise Morin sur les empreintes que nous laissons sur Terre la mène à s’intéresser à l’augmentation constante de nos déchets, à l’obsolescence des produits que nous fabriquons et à la non prise en compte de leur cycle de vie intégral.
Avec Waste Landscape, une installation réalisée en collaboration avec l’architecte Clémence Eliard, les deux artistes façonnent un « paysage artificiel ondulé de 500 mètres carrés recouvert d’une armure de 65 000 CD invendus ou collectés ».
À travers cette œuvre, elles interrogent l’avenir de ces CD, produits dérivés du pétrole, qui se retrouvent mis à la décharge et désormais face au défi du recyclage en raison de l’invention d’autres moyens de stockage et de diffusion.
En 1845, le philosophe et naturaliste Henry David Thoreau vit durant deux ans dans une cabane au milieu des bois, aux abords de l’étang de Walden. Cette expérience mènera à la rédaction de son ouvrage devenu culte, Walden ou la Vie dans les bois.
En référence et en hommage à cette expérience, Élise Morin conçoit en 2015 Walden Raft, une cabane navigable, véritable vaisseau flottant qui pousse ses occupants à réfléchir sur leur relation au monde.
Sa conception architecturale, entre opacité et transparence, empêche toute opposition et affrontement avec la nature en acceptant par exemple que celui qui se trouve à l’intérieur de la cabane puisse, en permanence, voir et être vu.
À plusieurs reprises, Élise Morin a travaillé sur notre rapport aux technologies. En 2017, elle réalise Data Mining Panorama, un bas-relief composé de métaux ferreux et non ferreux, de plastiques et de cartes électroniques provenant du déchiquetage des ordinateurs de la City à Londres, première place financière du monde.
À travers cette œuvre, l’artiste s’intéresse à la mémoire portée et partagée par ces objets réduits en débris et qui habituellement ne font l’objet d’aucune attention particulière.
Grâce à un programme lumineux dynamique qui anime sa création, elle propose des variations chaotiques sur la relation entre le paysage qu’elle a composé, les matériaux spécifiques issus de la physicalité de l’ordinateur et les données numériques qui jadis circulaient à travers eux.
L’objet ne peut être dissocié de l’histoire de sa fabrication, celle du recyclage de CD broyés et mis au rebu par le règne de l’obsolescence programmée.
Derrière cette histoire singulière se profile donc l’histoire plus vaste de la société industrielle, de ses outils de mémoire et leur mise à l’index dans les cimetières de la production.
La figure ainsi produite – un long cétacé échoué sur la grève – nous ramène, par l’évocation du récit biblique de Jonas, à une époque plus ancienne encore : nous revoilà au temps des prophéties, au temps des catastrophes.