La fragilité du temps qu’il nous reste
Entretien avec Enki Bilal
Enki Bilal est l’un des artistes français contemporains les plus reconnus. Il est le scénariste et le dessinateur d’une vingtaine de bandes dessinées et livres à succès.
Enki Bilal est né en 1951 à Belgrade. Après le départ de son père pour Paris en 1956, la famille Bilal s’installe en banlieue parisienne en 1960, à La Garenne-Colombes. Le jeune Enki découvre alors la bande dessinée francophone dans les revues Pilote et Spirou, lui permettant d’accélérer son apprentissage du français.
Naturalisé français en 1967, il remporte un concours de BD organisé par le journal Pilote où il y publie ses premiers dessins en 1970. Enki Bilal entame par la suite une collaboration avec le scénariste Pierre Christin et publie en 1974 La croisière des oubliés, premier tome d'une trilogie fantastique suivie du Vaisseau de pierre (1976) et de La ville qui n'existait pas (1977) .
Avec une prédilection pour les sujets géopolitiques, mêlant approche journalistique et fantastique, le duo publie en 1979 Les Phalanges de l’Ordre Noir, roman graphique sur l’Espagne franquiste, puis en 1983 Partie de Chasse, une bande dessinée historique et politique, récit prémonitoire de l’éclatement du bloc de l’Est et de la fin du communisme soviétique.
Prenant de plein fouet la guerre en Yougoslavie au début des années 1990, Enki Bilal couvre l’événement à sa manière en écrivant et illustrant Le sommeil du monstre, premier volet d’une série BD où se mêlent des images écrites de l'éclatement de la Yougoslavie.
Enki Bilal a réalisé plusieurs longs-métrages, dont Bunker Palace Hôtel, Tykho Moon et Immortel et signé les décors du film d’Alain Resnais La vie est un roman, ceux du chorégraphe Angelin Prejlocaj pour le ballet Roméo et Juliette. En 2019, il est membre du jury au Festival de Cannes.
Star du neuvième art, auteur d'une œuvre graphique hantée par des villes ravagées et des visages marqués, le travail d'Enki Bilal a été consacré par le Grand Prix de la Ville d’Angoulême, plusieurs expositions au Louvre, au Musée des Arts et Métiers, à la Biennale de Venise, au Musée de Tokyo ou à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
Aujourd'hui, un dessin de Bilal se vend au prix d’une statue d’Hans Arp, d’une belle gouache de Magritte, voire d’une statue de Niki de Saint-Phalle.
Enki Bilal parle de notre époque et de celle à venir avec la liberté de ton et de pensée qui le caractérise. Ses mots sont un éloge de la liberté et de la complexité, deux notions que le dessinateur estime aujourd’hui en péril.
Dans un avenir proche, en une fraction de seconde, le monde numérique disparaît, comme aspiré par une force indicible. Un homme taché de bleu, et au corps squatté par un alien, se retrouve, malgré lui, dans une tourmente planétaire, convoité par le reste du monde. Enki Bilal nous prive de notre addiction digitale en nous plongeant, non sans une certaine dérision, dans un monde de désarroi et d’enjeux multipolaires.
Dans ce monde dont on ne sait trop s'il est l'émanation d'une histoire parallèle ou simplement le récit de notre futur, le dérèglement climatique s'est brutalement généralisé. La catastrophe porte un nom : le Coup de Sang.
Sur la planète dévastée, martyrisée, l'eau potable est soudain devenue un trésor, et la survie individuelle l'obsession de chacun. Désormais, les transports sont rares et dangereux, les communications aléatoires. Seuls quelques Eldorados très isolés, refuges protégés par leur situation géographique particulière, ont réussi à préserver un semblant d'ordre social.
Nike Hatzfeld a trente-trois ans lorsque sa légendaire mémoire hypertrophiée le renvoie aux tous premiers jours de sa propre naissance. Nous sommes en 1993. La Yougoslavie agonise, les obus bosno-serbes pleuvent sur l’hôpital de Sarajevo. C’est là que Nike partage son lit et ses premiers jours de vie avec Amir et Leyla, orphelins comme lui.
Entre sa mémoire de 1993 et sa réalité contemporaine de 2026, Nike Hatzfeld subit une brutale contraction du temps, qui l’entraîne dans un tourbillon d’apocalypse religieuse obscurantiste, comme si les gênes de son futur de 2026 étaient inscrits dans son premier souffle de 1993.
Paris, début mars 2023. L'agglomération est divisée entre deux arrondissements inégaux. Le premier, qui forme le centre, abrite la classe dirigeante. Le second, qui ceinture le premier et s'étire à perte de vue, est devenu le carrefour d'aventuriers et d'extraterrestres de tout poil.
Un climat de malaise s'amplifie depuis l'apparition d'une pyramide volante. Ses occupants réclament d'astronomiques quantités de carburant à la ville de Paris...
La trilogie Nikopol dénonce, non sans humour, l'absurdité des obsessions de pouvoir de l'Homme et des divinités qu'il n'a pu s'empêcher de se fabriquer.
Enki Bilal pense que l’Homme est l’accident le plus tragique qui ne soit jamais arrivé à notre planète Terre. La destruction écologique semble inévitable et, avec elle, c’est l’extinction de notre espèce qui est en jeu à brève échéance. Cette intuition et cette angoisse, l’artiste les a transformées pour créer un univers foisonnant, onirique et déglingué qui a marqué des générations entières. Mais cette fois, Enki Bilal ne prend pas le crayon ou le pinceau, il déploie sa vision du monde par les mots.
Interrogé par Adrien Rivierre sur les sujets brûlants de notre époque, il se confie sans concession, avec une liberté rare et une lucidité qui bat en brèche la bien-pensance. Il n’est plus seulement un artiste de l’imaginaire, mais aussi un lanceur d’alerte qui semble, mieux que quiconque, sentir et ressentir le monde qui vient. Tout sauf une incitation au fatalisme, son propos résonne comme un appel à se réveiller, vite, pour éviter le pire.